La polémique d'Underground |
Echange entre Alain Finkelkraut et Emir Kusturica dans les colonnes du Monde.
LE MONDE / 02 Juin 1995 / Page 16 : L'imposture Kusturica |
Le public qui a acclamé debout Underground, la grande fresque d'Emir Kusturica sur cinquante ans d'histoire yougoslave, et le jury qui lui a décerné la Palme d'or du Festival de Cannes ont éprouvé, sans nul doute, la grisante certitude de faire d'une pierre deux coups. Dans le moment même où ils célébraient un artiste pourvu de tous les signes extérieurs du génie, ce public frénétique et ces jurés fervents manifestaient leur indignation devant le carnage de Tuzla et leur solidarité avec les victimes de la guerre. L'hommage qu'ils rendaient au cinéaste sarajévien s'étendait tout naturellement à ses compatriotes. Ils mariaient ces deux impératifs si souvent contradictoires : l'exigence esthétique et l'urgence de l'engagement. Le beau se confondait dans leur enthousiasme avec le bien, l'amour de l'art avec la participation à l'Histoire et l'admiration pour l'audace formelle d'une oeuvre avec le zèle compatissant pour les malheureux.
Au dire même de son auteur, Underground est pourtant un adieu nostalgique à la Yougoslavie. " Il était une fois un pays " prévient, sans ambages, le sous-titre. Et pour Kusturica, la destruction de ce pays n'est pas imputable à ceux qui, dès l'occupation du Kosovo, affichaient leur intention d'en faire une " Serboslavie ". Elle incombe tout entière aux nations qui ont choisi l'indépendance pour échapper à leur mort spirituelle annoncée.
En octobre 1991, c'est-à-dire dans les premiers mois du conflit, Kusturica écrivait : " Il y a plein de choses que je ne savais pas étant enfant. Maintenant je sais. Le Slovène a toujours rêvé son rêve slovène, rêve d'un écuyer autrichien. Mais ce sont nos ancêtres qui, pendant la première guerre mondiale, ont sauvé ce même Slovène des merdes de Vienne " (" L'acacia de Sarajevo ", Libération du 21 octobre 1991).
Quatre ans, plusieurs dizaines de milliers de morts et quelques " urbicides " plus tard, Kusturica persiste et concrétise ainsi son propos : " Les archives utilisées dans le film montrent les troupes nazies entrant en Slovénie, où elles sont accueillies comme chez elles [...], ce qui est toujours le cas aujourd'hui, car la Slovénie a été conçue comme une avancée germanique dans le monde orthodoxe [...] puis elles sont à Zagreb, où c'est la même chose. Et quand elles entrent à Belgrade, on ne voit personne dans les rues [...] elles sont en terre étrangère. "
Et, révolté par le soutien que certains intellectuels ont pu apporter à la Bosnie en flammes, Kusturica conclut : " Il faut être stupide pour refuser de comprendre que la chute du mur de Berlin a complètement bouleversé ces endroits si fragiles, et surtout tous ces petits pays satellites des nazis, comme la Slovénie, la Croatie, la Hongrie [... ] et la Bosnie ! Il y a un terme complètement stupide qu'on entend partout, celui de " Grande Serbie ". Comment un pays de neuf millions d'habitants peut-il être qualifié de " grand " ? En même temps, il y a l'Allemagne unie, avec quatre-vingt millions d'habitants et qui est vraiment grande, et personne ne le remarque " (Les Cahiers du cinéma. Juin 1995, page 70).
Nazification des victimes du nettoyage ethnique, dénonciation du IV Reich, défense du David serbe dans son combat héroïque contre le Goliath germanique, recouvrement de tous les crimes actuellement et quotidiennement commis par l'image elle-même trafiquée de la deuxième guerre mondiale : ce que Kusturica a mis en musique et en images, c'est le discours même que tiennent les assassins pour convaincre et pour se convaincre qu'ils sont en état de légitime défense car ils ont affaire à un ennemi tout-puissant. Ce cinéaste dit de la démesure a donc capitalisé la souffrance de Sarajevo alors qu'il reprend intégralement à son compte l'argumentaire stéréotypé de ses affameurs et de ses assiégeants. Il a symbolisé la Bosnie suppliciée alors qu'il refuse de se dire Bosniaque et qu'il entre dans une sainte colère quand on ose traiter Slobodan Milosevic de fasciste ou les Serbes d'agresseurs.
En récompensant Undergroud, le jury de Cannes a cru distinguer un créateur à l'imagination foisonnante. En fait, il a honoré un illustrateur servile et tape-à-l'oeil de clichés criminels ; il a porté aux nues la version rock, postmoderne, décoiffante, branchée, américanisée, et tournée à Belgrade, de la propagande serbe la plus radoteuse et la plus mensongère. Le diable lui-même n'aurait pu concevoir un aussi cruel outrage à la Bosnie ni un épilogue aussi grotesque à la frivolité et à l'incompétence occidentales.
PAR ALAIN FINKIELKRAUT
Alain Finkielkraut est philosophe et directeur de la revue " Le Messager européen "
LE MONDE / 26 Octobre 1995 / Page 13 : Mon imposture |
Lorsque Le Monde a publié, le 2 juin, l'article d'Alain Finkielkraut " L'imposture Kusturica ", j'ai d'abord ressenti une grande tristesse puis une assez grande colère, et finalement une sorte d'incertitude. J'aurais voulu répondre immédiatement ; mais pour quoi dire ? Non que mon imagination eût été prise en défaut, mais je ne trouvais pas de mots pour répliquer à l'auteur de l'article, qui, à l'évidence, n'avait pas vu mon film Underground. Finalement, j'en suis venu à la conclusion que nous étions effectivement une " imposture ", moi et les films que je fais.
C'est un sentiment qui devient prédominant au moment du tournage, lorsque le doute m'envahit. Je crois d'ailleurs que tous mes films sont nés du doute, car dans le cas contraire je serais probablement aujourd'hui en Amérique, en train de fabriquer des films pour le box-office. Mais la croyance qu'il existe toujours une différence entre les films et les hamburgers me pousse à continuer de vivre ici, en Normandie.
Je ne comprends toujours pas que Le Monde ait publié le texte d'un individu qui n'avait pas vu mon film, sans que personne ait cru bon de le signaler. S'il y a eu une volonté délibérée de me détruire par l'insinuation, l'amalgame et le colportage des rumeurs qui courent à mon sujet, je me propose d'aider vos lecteurs à forger un document beaucoup plus efficace, et surtout fondé sur une connaissance du " terrain ", telle que seul un cinéaste qui a vécu l'essentiel de sa vie dans un régime communiste où délation et manipulation étaient devenues un art en soi peut l'acquérir.
Image no 1 : un journaliste et un photographe se seraient " infiltrés " dans mon entourage et seraient parvenus, sous une couverture quelconque, à pénétrer dans ma modeste propriété de Normandie. Sous l'apparence d'une innocente chaumière, cette demeure abrite un ineffable secret : ces hommes auraient découvert " l'antre de la bête " ! Sous le tapis persan de la salle de séjour, une trappe. Ils l'ouvriraient et à leur plus grand effroi dévoileraient l'entrée d'un souterrain. Cette région obscure abriterait un grand nombre de réfugiés d'ex-Yougoslavie.
Ces pauvres hères, jetés sans pitié dans la pénombre et le froid, survivraient misérablement dans ce qu'il faut bien qualifier d'enfer de Milosevic. Drogue, armes lourdes et légères, objets insolites et secrets. Tandis que les esclaves empaquetteraient la drogue, mon fils, un énorme couteau de cuisine entre les dents, dirigerait des exercices militaires pour les jeunes réfugiés. Ces manoeuvres souterraines auraient pour nom de code : " La Normandie, partie intégrante de la Grande Serbie ".
L'enseignement théorique serait assuré par mon épouse : ce lavage de cerveau serait fondé sur le slogan " Tout territoire où se trouve une seule tombe serbe fait, par définition, partie de la Grande Serbie ! ". Elle aurait en effet trouvé, dans le cimetière de mon petit village, la sépulture d'un immigré serbe (employé d'une société de nettoyage) et apparemment mort de mort naturelle.
Dans un mouvement unanime, tous les humanistes francophones se lèvent et demandent ma mise en examen.
La foule (humaniste), elle, veut me lyncher
Les manoeuvres militaires comporteraient trois axes distincts : a) l'agression ; b) le génocide ; c) l'élimination par le feu de tous les partisans d'une Bosnie multiethnique.
Pendant ce temps, ma fille, avec discrétion mais efficacité, introduirait des photos de Slobodan Milosevic dans les cartables de ses camarades d'école, à l'heure de la cantine.
Image no 2 : soleil couchant. L'Orient est rouge. Dans une lumière impressionniste à la Monet, ma femme et moi distribuerions le matériel de propagande (cassettes vidéo du film Underground et icônes de Milosevic) aux paysans moyens-pauvres, aux ouvriers agricoles et aux petits éleveurs normands.
Le Monde publie à la une " L'imposture Kusturica ". Dans un mouvement unanime, tous les humanistes francophones se lèvent et demandent ma mise en examen. La foule (humaniste), elle, veut me lyncher. " Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! " Télérama révèle, la même semaine, que la famille Kusturica fait jouer du Wagner à son orchestre de détenus, tandis que les partisans d'une Bosnie multiethnique sont exterminés au lance-flammes dans leur cave.
C'est alors que Le Monde élèverait le débat en m'offrant un droit de réponse... J'y déclarerais avoir toujours été pour une Bosnie multiethnique, avoir toujours su que Milosevic était fasciste, mais n'avoir jamais pu rendre publiques mes positions à cause des pressions de mon épouse. Je donnerais ainsi l'image d'un être faible, méprisable, prêt à sacrifier les siens pour se tirer d'affaire. Dans ce même texte, je saluerais les présidents des nouvelles Républiques d'ex-Yougoslavie comme de vrais combattants de la démocratie.
Mais ce texte ne tromperait pas la vigilance des philosophes français, qui auraient beau jeu de remarquer qu'en faisant l'éloge de la démocratie je passerais sous silence ce qui a toujours constitué la force vive des mouvements indépendantistes : le nationalisme. Mes dérisoires efforts pour réclamer la sécession immédiate de la Normandie méridionale du territoire français ne seraient considérés que comme de la poudre aux yeux.
Le Monde convoquerait donc un symposium réunissant juristes, Prix Nobel, magistrats internationaux et philosophes estampillés politiquement corrects par les annonceurs télévisés. L'assemblée unanime réclamerait, au terme d'un week-end passionnant, ma comparution devant un tribunal international pour " apologie du crime de guerre ". Votre journal conclurait cette campagne en publiant un éditorial cinglant : " L'héritier de Fellini, architecte principal de la purification ethnique ".
Image no 3 : quelque part dans l'un des grands tunnels qui relient Rouen à Belgrade, Kusturica et Milosevic se tiendraient debout, face à un énorme globe terrestre, entourés de leur milice où se mêlent les uniformes des tchetniks et ceux des communistes. Leur drapeau associerait l'aigle à six têtes de la Grande Serbie (pour les six anciennes Républiques fédérées), l'étoile rouge et la croix orthodoxe. Les deux compères lèveraient leur coupe de champagne pour célébrer la Palme d'or obtenue à Cannes (un nouveau jury, entièrement remanié, aurait entre-temps destitué le traître pour récompenser un film authentiquement bosniaque, oeuvre collective et anonyme intitulée Vive la division Handjar !) Grâce à un magnétophone miniature, on aurait enregistré la conversation suivante :
Milosevic : " Vois-tu la même chose que moi, camarade Kusturica ? "
Kusturica : " De quoi parlez-vous, camarade président respecté et bien-aimé, de cette mappemonde ?
Milosevic : " Imbécile, ne vois-tu pas que tout cela constitue la Grande Serbie ! "
Voici de quelle façon vous auriez pu mener cette affaire avec crédibilité, dans un style imagé et grâce à des renseignements de première main.
PAR EMIR KUSTURICA
Emir Kusturica est réalisateur de films