"Même sur un bateau, je navigue contre les vents" - interview réalisée pour Glas Javnosti 28 février 2001


Emir Kusturica, réalisateur entre la Yougoslavie et la France, entre le film d'art et de divertissement, entre le destin et l'histoire.

J'ai souvent fait des choses qui rendaient ma vie difficile. Quand la Serbie change, elle a toujours besoin des félicitations qui viennent de partout dans le monde. Je ne suis pas comme un certain Holbruk à intervenir entre les deux présidents...

  • Après beaucoup d'années de silence, vous avez commencé à parler aux medias. Pourquoi nous rejetiez-vous ?
    • Emir Kusturica. Donner des interwievs revient de plus en plus à faire des dossiers sur certaines personnes. Même lorsqu'elles sont données personnellement et honnêtement, elles sont prises en tant qu'attitude politique. Au mieux, les histoires sur des personnes publiques ont un nombre fantastique d'erreurs, comme dans le cas du texte "qui est cet homme" de "Glas javnosti". C'est pourquoi j'ai pensé qu'il vallait mieux de s'abstenir. D'autre part, toute cela pourrait être employé contre la personne qui donne l'interwiev, ce qui a été confirmé comme une chose très vraie dans mon cas. Les Interwievs et les rapports pourraient être désagréables pour un homme qui réfléchit, et je me considère comme étant celui-là. Ce qui est, peut-être, une erreur.
      Depuis mes débuts de réalisateur en 1981, j'intervenais constamment sur les mêmes choses. Je voulais savoir quel était mon drapeau, quelle équipe olympique gagnait... je parlais souvent de ce bagage émotif et je ne voulais pas le perdre. Mais, cela a été interprêté autrement, en quelque chose de peu nécessaire au moment de la désintégration de la Yougoslavie.
  • Quel club de football soutenez-vous maintenant ?
    • Je ne suis plus interessé par le football. Je vieillis et mes articulations me font mal parfois. Je me dirige vers des sports plus nobles, comme la natation.
  • Vous m'avez dit que votre nouveau film "Super 8 Stories" annonçait votre nouveau départ.
    • J'ai été surpris avec cela aussi. Je pense qu'il y a une nouvelle manière de montrer des sentiments, dans cette partie de la civilisation Judeo-Chrétienne, particulièrement à l'ouest. J'étais surpris que ce film m'ait permi de filmer comme un amateur, il obtient le plus précieux pour moi dans l'art, à tous les niveaux. La nouvelle technologie fait qu'il n'y a plus beaucoup de personnes qui condamnent le cinéma.
      Ici, des enregistrements privés en "super 8" réalisés pendant les tournées et les concerts du "No Smoking Orchestra" sont montés de sorte qu'on élimine le laid, la photographie hollywoodienne bien propre, que beaucoup de gens attendent, même en Yougoslavie. J'ai essayé d'abîmer ce genre d'images dans le film, et d'améliorer les anciennes images. Ce montage de contraste m'a semblé très passionnant, au final.
  • Était-ce "le lustre" la raison pour laquelle vous avez abandonné le tournage de "White Hotel" et "L'automne du patriarche" ?
    • J'ai l'idée maudite que l'art ne devrait pas aller du général aux choses générales. Il y a des films qui peuvent faire cela, mais moi je ne peux pas. Quand cela a débuté, l'histoire d'un tyran des Caraïbes, qui serait joué par Marlon Brando, habillé dans des vêtements hérités des conquistadors espagnols, et parlant anglais, je me suis refroidi du projet. Ce sont des choses que je ne comprends pas, et mon idée initiale doit être respectée, mon excitation avec les choses que je fais, de sorte que je puisse les faire avec qualité. Et, l'histoire concernant "White Hotel" était également paradoxale. Dans ce film, sensé être très cher, Dušan Kovačević et moi insistaient sur le récit, mais les producteurs sur le fantastique.
  • Quel est votre statut dans le monde du film, à présent ? Le fait que vous soyiez acteur dans "la veuve de Saint-Pierre" a changé quelque chose ?
    • Mon statut est toujours le même. C'est le statut d'un homme qui, plus ou moins, vit de façon isolée. Avec chaque film, j'ai dû refaire quelque chose que j'avais déjà fait, parce que je ne suis pas membre de n'importe quoi : le statut d'un réalisateur de film qui a réussi à survivre sur le marché serré du film, et qui croit toujours que le film, d'une certaine manière, peut être un art, et un amusement, aussi. Je garde cela dans mes films d'une certaine manière.
      Je suis un réalisateur qui, d'un côté, prend soin du cinéma comme étant un art, et de l'autre côté, entre dans chaque salle de cinéma et arrive à amuser les spectateurs depuis la Corée jusqu'à tous les pays d'Europe, même de façon limitée dans le marché nord-américain. Puisque je ne participe pas à la vie publique en France et que je n'apparais pas avec les personnes puissantes et riches, il est plus correct de dire que je suis resté en Yougoslavie d'un pied, et en France de l'autre.
  • Et où se trouve votre maison ?
    • Ma maison est dans mes films et là où je joue la musique. Il y a les choses comme le contexte culturel où vous avez grandi, cela vous ne pouvez pas y renoncer facilement, et d'autre part, il y a des choses pratiques qui incitent l'homme à changer et s'adapter.
  • Il y a eu beaucoup de commentaires ici sur votre rencontre avec le Président Koštunica ?
    • Il est très intéressant comment une visite de courtoisie, normale partout dans le monde, fasse autant de bruit, et produise dans ce pays l'effet opposé, au lieu d'une réaction normale.
  • Cette rencontre a eu un effet différent parcequ'elle a été annoncée par le cabinet du président, comme quoi vous étiez plus important pour lui que ne l'est Carla del Ponte
    • Cela me fait plaisir. Quand la Serbie change, elle a besoin des félicitations de partout dans le monde. En fait, le problème vient de ceux que le Président Koštunica n'a pas invités, ceux qui comptaient être invités, et qui n'ont pas leur place dans son système de valeurs. Elles font du bruit et transforment leur mécontentement en critiques politiques bon marché. Il n'y avait rien de politique lors de cette rencontre.
  • Est-ce que ce sont ces gens qui disent que votre visite à l'ex-président a coûté à ce pays quatre millions de marks, et qui se demandent combien votre visite au nouveau président va coûter ?
    • Ce sont de pauvres types de la période de Tito qui essayent toute leur vie de glaner ces quatre millions de marks, et ne parviennent jamais à les attraper.
  • Après l'élection de M. Koštunica, il y a eu des histoires qu'un village tsigane entier a voté pour lui parce qu'ils ont cru que c'était vous. Avez-vous parlé de cette anecdote au cabiinet du président ?
    • C'est une histoire drôle, mais j'ai noté, et j'apprécie beaucoup ce que la nouvelle administration à Belgrade fait, et c'est un grand respect envers les minorités ; on s'en rend compte au travers de différentes mesures. Le respect envers les tsiganes au niveau de l'état n'est pas aussi fréquent en Europe. Alors que des tsiganes ont été exterminés dans certains pays, il y a un homme en Yougoslavie qui va avec sa voiture privée à une fête tsigane.
  • Je sais que répondez à contre-coeur aux questions politiques, mais j'ai une autre question dont on parle fréquemment, et qui veut que votre rencontre avec le Président Koštunica ait été fait dans un contexte de médiation dans la communication avec le Président Djukanovic ?
    • Mon intention a toujours été de faire ce que je peux. Mais, les personnes publiques qui ont parfois besoin de participer aux cours publics, ont très peu de possibilités d'influence. Je serais le plus heureus des hommes, si tous les processus qui se produisent ici devennaient de moins en moins crutiaux et historiques, et de plus en plus plus normaux. Dans ce contexte, l'histoire de la médiation entre deux présidents n'a pas d'importance.
      Je ne suis pas comme un certain Holbruk ou quelqu'un qui a cette puissance. Le mieux que je puisse faire est d'exprimer mon sentiment et mon avis, et même lorsque je dis qu'il est tordu. Je suis de plus en plus plus sûr que tout ce que je peux faire c'est de faire des films et de travailler dans le secteur de la culture.
  • On a annoncé ici votre donation pour les enfants retardés, pouvez vous nous en dire plus ?
    • C'est déjà fait, mais il y avait une erreur : la donation a été annoncée comme étant la mienne, mais c'est la mienne et celle du "No Smoking Orchestra".
  • En public, que ce soit pour vous féliciter ou vous critiquer, les gens reprennent souvent une de vos phrases, que vous faites ce que vous faites parceque vous souhaitez être aimé.
    • Ce n'est pas ma phrase, c'est de Marques. Marques me l'a dite quand nous nous sommes rencontrés il y a deux ans, il m'a dit qu'il donnerait n'importe quoi pour avoi l'âge que j'avais alors.
  • Vous aviez 44 ans alors ?
    • Oui. Il m'a dit que l'idée d'art pouvait être interprétée des milliers de manières, et que l'une d'elles c'est l'idée de l'amour, que je reconnais être quelque chose de relaxant. Je pourrais dire que j'étais un fabricant d'excitation, j'ai fait tout pour rendre la vie plus jolie avec l'art, mais en privé, je n'étais pas en paix. J'avais la chance d'être reconnu dans le monde, mais j'ai tout fait pour démystifier mon image en même temps. Et dans mon dernier film "Super 8 Stories" peut-être même à l'extrème.
  • Ainsi, vous l'avez fait pour ne pas être aimé ?
    • J'ai souvent fait des choses qui rendaient ma vie difficile. Même lorsque je suis sur un bateau, j'aime naviguer contre le vent, ce n'est pas un défaut ou une qualité, c'est simplement une caractéristique.
  • Le prochain film "The Nose". Lors festival de Berlin, vous répondiez à toutes les questiones, même les politiques, mais vous vouliez rien dire au sujet de votre nouveau film sur lequel vous travaillez avec Dušan Kovačević.
    • Il y a 80 pour cent d'erreurs, et seulement 20 pour cent de vérité, comme partout autour moi. Ce film ne s'appellera pas "Silence, j'en... ta mère" comme cela a été écrit dans notre presse, il s'appelle simplement "The Nose". C'est un film que Dusko Kovačević et moi préparons depuis un an et demi, et qui est en fait basé sur un drame de "Lari Tompson".
      Je voudrais raconter une histoire de New York, d'une façon très passionnante pour moi, qui aurait tous les éléments du surréaliste, que Dusko stimule dans ses drames et que j'ai essayé de faire avec lui dans nos précédentes collaborations. "The Nose" est l'histoire d'un acteur qui est impliqué dans les affaires de la Mafia, et une nuit, quand il est censé jouer Cyrano dans un théâtre de New York, au lieu de cela sur scène, alors que l'assistance l'attend pour la première, va proférer des menaces aux hommes de Mafia dans le costume de Cyrano. C'est la suite de ce que j'ai commencé à faire il y a longtemps : un conflit entre fiction et réalité dans cadre du film. C'est un projet extrêmement passionnant que je devrais démarrer dans l'année.
  • Qui va jouer dans le film ?
    • Je sais seulement à ce jour qu'un rôle va être joué par Miki Manojlović. Je dois encore trouver le reste.
  • Combien coûtera-t-il ?
    • Je ne sais pas. Ca va être un film de budget moyen, en tous cas.
  • Va-t-il se faire ici ?
    • Non, il sera fait en Grèce ou au Canada.

"Le magicien d'Unza" - interview parue dans le magazine Repérages #23 d'octobre 2001




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"Je viens du pauvre sud" - interview parue dans le journal l'Humanité le 13 octobre 2001


Rencontre parisienne avec Emir Kusturica, l'homme aux deux palmes d'or cannoises. Pour parler cette fois de Sarajevo, films de famille, subversion et zizique.

Super 8 Stories est le dernier film d'Emir Kusturica (voir l'Humanité de mercredi 10 octobre), documentaire sur le No Smoking Orchestra dans lequel le cinéaste joue de la guitare. Rencontre à Paris avant l'un de ses concerts.

Entretien réalisé par Michèle Levieux



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