Interview parue dans Les inrockuptibles #201, magazine français, en mai 2004


  • Les inrocks : LA VIE EST UN MIRACLE est une histoire d'amants maudits. Peut-on considérer Luka et Sabaha comme des Roméo et Juliette des temps modernes ?
    • Emir Kusturica : D'une certaine façon, oui. Peter Handke m'a dit après avoir vu UNDERGROUND que, selon lui, j'avais tenté l'impossible : réunir les Marx Brothers et Shakespeare. Il a trouvé LA VIE EST UN MIRACLE plus shakespearien. Luka est confronté à un certain nombre de dilemmes shakespeariens. Il a chez lui une otage, Sabaha, dont il tombe amoureux, lui qui n'aurait jamais conçu, même en rêve, de séquestrer quelqu'un. Quoi qu'il en soit, elle devient son otage. Le dilemme se pose quand il doit l'échanger contre son fils. Que faire ? Il est amoureux d'elle, mais il aime aussi son fils. Ce qui s'est passé pendant la guerre est, à mon sens, tout à fait shakespearien ; j'ai essayé de le dépeindre sous un angle personnel, en y glissant des tas d'aspects ironiques de la vie.
  • Donc, les Balkans sont une scène, et les hommes et femmes en sont es acteurs ?
    • Absolument. Situer un drame shakespearien dans le contexte balkanique, ce n'est pas comme le situer dans le contexte danois ou anglais. Cela implique forcément une petite note païenne. Dans les premières moutures du script, par exemple, Jadranka n'était pas chanteuse d'opéra, mais j'ai apporté quelques modifications pour créer ces situations excentriques où les gens ont l'occasion de perdre la tête et de basculer dans un univers différent. D'ailleurs, historiquement, c'est la vérité. Les Balkans regorgent de gens talentueux pris individuellement, mais qui cessent de l'être dès qu'ils commencent à s'intégrer dans une société.
  • Vous identifiez-vous à Luka ?
    • Beaucoup. Ce que j'aime chez lui, c'est qu'il ne plonge pas à corps perdu dans l'amour. Il est très vieux jeu. Il se retient de se lier à cette femme parce qu'il veut retrouver son fils. C'est un homme très entier ; je le suis moi-même. Quand je le vois s'approcher de Sabaha pas à pas, je m'imagine parfaitement à sa place. J'aurais procédé de la même manière.
  • Luka refuse de croire à l'imminence de la guerre
    • C'est ce qui m'est arrivé. La guerre a éclaté alors que j'étais à Paris. Les quarante premiers jours, je n'y ai pas cru... Mon cerveau fonctionnait peut-être au ralenti, comme les vieilles caméras : quand on bouge, l'image met du temps à disparaître. Je n'arrivais pas à croire que c'était la guerre. Toute une génération de Yougoslaves n'avaient tout simplement pas conscience que cette chose invraisemblable allait leur tomber dessus. Luka leur ressemble beaucoup.
  • Diriez-vous que c'est un film optimiste ?
    • Je dirais que c'est un film tristement optimiste parce que Luka s'ouvre à la perspective de l'amour. Aujourd'hui, tout le reste fout le camp. Sans sombrer dans le pessimisme, on doit rester réaliste face à tout ce qu'on voit. Le siècle dernier a été marqué par les conflits ; pourtant, j'ai l'impression qu'il y avait plus d'espoir que maintenant. C'est comme si la mort était devenue un phénomène ordinaire et quotidien. Dans notre monde dépourvu d'utopie, nous devons nous construire notre propre utopie, parce que chaque esprit sauvé, chaque âme sauvée, nous apporte quelque chose.
  • Vouliez-vous démontrer quelque chose sur la guerre ?
    • Oui, mais je l'ai fait en partant de l'antithèse. J'ai essayé de m'éloigner au maximum de l'idée qu'il faut désigner la nation qui a raison, la nation qui a tort, l'agresseur et l'agressé. C'est idiot parce que ça ne résout pas le problème, ça le fige. Et, le jour venu, tout le monde retourne à ce qu'il était avant que le problème ne se fige. Cette histoire se déroule pendant la guerre et, à mon avis, c'est ce qui lui donne toute sa dimension idéologique, parce que cette guerre était extrêmement sale. Rien à voir avec ce que vous avez vu à la télévision, dont le traitement superficiel et manipulateur décrédibilise tout. J'ai essayé d'approfondir les réactions humaines.

Interview parue dans Opimum #66, magazine français, en mars 2004


Double palmé à Cannes, Emir Kusturica y revient pour la passe de trois, avec " La vie est un miracle ". Rocker, tzigane, poète, gladiateur entêté de l'image, mastodonte révolté du cinoche, Kusturica n'a pas d'égal.

  • Optimum : Avant Noël, deux magazines titraient sur la Bible, vous êtes un grand lecteur de cet ouvrage ?
    • Emir Kusturica : Oui. Lorsque vous regardez les films de Kubrick, Kaurismaki, Kurosawa, Visconti, Güney... ils contiennent tous des éléments de la Bible. C'est le livre des livres. Il touche aux éléments premiers à commencer par la vie. Si le Nouveau Testament ressemble plus à un conte de fées, l'Ancien propose la dimension biblique que l'on retrouve dans la vie d'aujourd'hui, ce qui explique pourquoi autant de gens la lisent souvent. Ils ne le font pas à cause de l'église, mais pour eux.
  • Au nom de la Bible, de la religion, on a beaucoup tué, on tue encore ?
    • C'est différent. Là vous parlez de la chrétienté, pas de la Bible en tant qu'instrument de l'Histoire. L'Histoire est ce qui peut arriver de pire aux gens. Elle est là pour justifier quelque chose d'injustifiable. La religion est l'outil de l'église. L'église devient le partenaire de ce qui doit être résolu sur le champ de bataille. Difficile de nier que la religion joue le rôle du héros dans la prison de l'individu. Quand Abraham regarde la lune et décide de passer de plusieurs dieux à un seul, c'est le premier pas vers l'individualisme de l'être humain. Je considère encore aujourd'hui cet acte comme un geste d'autonomie. Mais ce qui est arrivé à l'humain - l'histoire et l'interprétation de la chrétienté originale, originelle - est une autre histoire. Si les gens étaient religieux dans le bon sens, nous aurions évité des millions de morts. Cela s'appelle l'idéalisme. Je pense vraiment que les gens ont besoin de croire en quelque chose. Etre ignorant envers la religion est très dangereux, parce que vous transférez cela dans une autre religion, l'athéisme, la religion du profit qui tue tout le monde, fait de vous un objet pas un sujet.
  • Où vous situez-vous, car vous dites parfois être athée ?
    • Je cherche Dieu. Un dieu. C'est difficile. J'essaye d'aller vers une pensée philosophique, j'apprends à ne pas diviser les choses, ne pas séparer, comme le fait l'église, le profane du sacré.
  • Vous faites un nouveau film sur la guerre, pour comprendre ce qui est arrivé à votre pays, pour apprendre qui vous êtes ?
    • Complètement. Pour moi, tout est guerre. C'est malheureusement un système de pensée. Hegel a dit " quand la révolution s'arrête, la science continue ". On voit aujourd'hui que c'est plus sophistiqué, la société se nourrit de la guerre. Ils - les multinationales qui gèrent l'ordre du monde - n'ont plus besoin de nations. Ils préfèrent le terme " région ". Sans guerre, le monde sombrerait dans le chaos. Je voulais faire un film sur un ange arrivant à la table du Secrétaire général de l'ONU, en lui disant qu'il était maintenant libre, qu'il n'avait plus besoin de s'occuper de l'humanité, que les guerres étaient terminées. Mais cela déboucherait sur quoi ?
  • Vous pensez que cela déboucherait sur de gros problèmes ?
    • Enormes. Car on enlèverait un élément majeur du cœur de l'humanité. Le profit. Quelle est la plus belle invention scientifique à ce jour ? Elles sont nombreuses, toutes nées des expériences militaires. On vit à une époque de fascisme économique. Pourquoi je parle de religion. Parce que je parle de quelque chose que les gens n'ont plus, n'ont pas. La religion est un élément majeur de métaphysique et donc d'évolution. Il faut être religieux. Dieu est la plus importante idée inventée par l'homme, pas la guerre. Et l'athéisme est devenu une nouvelle religion. En termes de cinéma, nous sommes proches du degré zéro. Les films sont de pire en pire, ils ne nourrissent plus, n'aident plus l'esprit humain, ils raccourcissent la vie, lobotomisent la pensée. Nous sommes en marche vers un monde régi par le hamburger, un monde dangereux. Le cinéma est encore une exception, pas encore un produit de masse rêvé par certains, mais il peut être l'outil d'un régime totalitaire voulant imposer le même goût à tout le monde. Comme je l'ai déjà dit, j'emmerde le pays qui veut que je meure pour lui.
  • Vous êtes en train de prendre un chemin chamanique ?
    • De plus en plus. J'essaie de rendre la vie aussi belle que possible. C'est dur. On mange de la merde, on est empoisonné de l'extérieur. Si on veut être optimiste, on risque d'être stupide. Si on veut être humaniste, on sera stupide quoiqu'il arrive. Depuis 1989, il y a plus de pauvreté qu'avant la chute du mur de Berlin. Ce qui veut dire que le progrès n'est pas indispensable pour le bien être de l'humanité. Les sociétés multinationales tentent de dénaturer la culture, de la rabaisser, de nous laisser entendre que ce n'est pas un besoin. Pourquoi ? Pour faire de nous de simples consommateurs ne se posant pas de questions.
  • C'était une nécessité pour vous de faire " La vie est un miracle " ?
    • Oui. Pour me guérir. J'ai été lourdement empoisonné, blessé par un groupe d'intellectuels qui donnaient des leçons sur ce qui est arrivé dans mon pays.
  • C'est une réponse à ceux qui s'exprimèrent sur " Underground " ?
    • Absolument, comme Alain Finkielraut, le spécialiste parisien qui savait mieux que personne ce qui se passait dans mon pays, le pourquoi de sa destruction, qui utilisa la première page du " Monde " pour parler d'un film qu'il n'avait pas vu. Dans les années 1960-1970, lorsqu'on écrivait sans avoir vu, on était mis au banc des accusés. Maintenant, qui se soucie de tels procédés. On est dans un monde virtuel où l'on peut dire n'importe quoi. L'information est bafouée et pourtant on a besoin d'elle. Ce film continue là où le précédent s'arrêtait, mais dans le ton, c'est plus proche de " Papa est en voyage d'affaires ".
  • Vous dites que c'est dangereux de parler de guerre, car on le fait avec subjectivité ?
    • Il faut essayer d'être aussi impartial que possible, c'est notre tâche. C'est difficile. J'espère que ce film fera ressortir la substance humaine de la guerre. La guerre ne s'arrête jamais.
  • C'est difficile de ne pas juger, de ne pas désigner un coupable ?
    • Ceux qui ont voulu changer la conception de l'Europe, passer des nations aux régions, ont réveillé ici et là le désir de tuer l'autre, ils ont ressuscité l'esprit de revanche. Ce monde est gouverné par des gens qui initient de triste manière la notion de territoire.
  • Vos films sont-ils des hymnes à l'amour ?
    • Absolument. Dans " La vie est un miracle ", l'histoire d'amour est au centre du conflit. Je suis parti d'une histoire vraie, un conflit shakespearien à l'intérieur du conflit des Balkans dans lequel une prisonnière musulmane et son geôlier serbe vont éprouver certains sentiments. Je suis très content d'avoir pu le faire. C'est mon avantage sur quelqu'un comme Bernard-Henri Lévy que de pouvoir travailler autour du drame de mon peuple. Je fais mes films comme en réaction aux blessures que j'ai reçues de l'histoire.
  • Vous le faites avec vos tripes ?
    • Oui, au lieu de faire des films en Algérie avec une écharpe Chanel, une chemise blanche et un brushing parfait. C'est d'ailleurs pour cela que ses propos sont si merdiques. Comme si j'osais jouer du blues, ce que je fais tout le temps, sans que cette musique ne parle à mon esprit, à mon cœur.
  • Suite aux attaques contre " Underground ", vous avez écrit un papier intitulé " Mon imposture " ?
    • J'essayais de leur répondre. Je ne sais pas de quel parti sont ces gens. Glucksmann et son groupe m'ont dit de ne pas leur prêter attention. Mais d'où vient cette haine ? Comme si je venais vous donner une leçon sur votre passé. Comme si je faisais partie d'un peuple supérieur. Tous les films que j'ai faits sont le fruit d'une réaction face à quelque chose qui m'a fait mal. Les gens savent quand vous ne jouez pas avec les tripes.
  • Ce film est-il une façon d'enrichir les histoires que vous avez déjà racontées ?
    • Absolument. Plus je vieillis, plus je me rends compte d'une constance qui génère le drame dans le monde. Se battre pour le bien, le beau. Je suis en train de reconstruire un vieux village en Serbie, avec un centre pour que des étudiants apprennent à faire des films ou d'autres métiers. C'est toujours possible de prolonger vos idées. Mais globalement, on a un sérieux ennemi, le corporatisme mondial. Il s'immisce partout, usant ses gardes du corps, en l'occurrence l'armée pour persuader que cela doit être ainsi. Quand ils ont bombardé Belgrade, ils voulaient Milošević et ont tué 3.000 personnes. Milošević valait-il ces victimes qu'ils qualifièrent de " dommages collatéraux " ? L'abus du pouvoir est quelque chose de systématique dans la nature humaine. C'est comme si en s'opposant à une personne, cette dernière motive vos actions. Aujourd'hui, on veut faire de nous des idiots croyant tout ce qu'on leur dit à la télé.
  • Vous croyez au TPI ? (Tribunal Pénal International)
    • Non. Ce n'est pas une farce, c'est une institution importante, malheureusement plus politique qu'on ne le croit. On tutoie un peu l'imposture politique. Il faut juger les criminels de guerre, mais tous.
  • Vous tournez beaucoup à l'instinct ?
    • Je développe les films pendant le tournage. J'accrois le sens du détail, des idées, sans jamais chercher à dissimuler mes conflits intérieurs. Aujourd'hui, le cinéma ne répond pas au social, au psychologique. Quand avez-vous vu des films de chair, à cœur ouvert ?
  • Le cinéma, surtout hollywoodien, ne s'intéresse pas au côté noir de notre âme ?
    • Hollywood est rationaliste, ce qui n'a rien à voir avec de l'art.
  • En ce sens, vous rejoignez Truffaut pour dire que le cinéma est plus beau que la vie ?
    • Il a raison. Le cinéma peut dépasser les petites choses, partir du quotidien pour se hisser au niveau des problèmes du monde. Votre rue peut devenir le centre du monde. Les journaux, les médias minimisent sciemment les bonnes choses, l'essentiel. Je n'oublierai jamais que pendant les bombardements sur Belgrade, le papier d'Harold Pinter en septième page du " Guardian ", qu'on pouvait lire ou pas, était une sacrée manière de marginaliser la vérité. Alors pouvez-vous imaginer à la Une du " Monde " ou du " New York Times " un titre annonçant que la pauvreté a considérablement augmenté, cela enflammerait la planète, déclencherait des révolutions. On nous livre le minimum, soit le plus souvent de la pure stupidité. Orwell est dépassé. Le monde est truffé de paradoxes, il y en a trop.
  • Cela veut-il dire que le cinéma, la peinture et la musique sont les dernières réactions à la manipulation, la désinformation ?
    • Absolument. Avec la littérature.
  • Comment choisissez-vous les acteurs, ils ont tous de vraies trognes, parlantes même si elles ne disent rien ?
    • Je cherche des comédiens pleins de vie, d'humeur, de colère. Avec comme but suprême de l'opération : donner le meilleur. Je veux que mes films ressemblent aux vieux films, à de vieilles peintures. Au moment d'" Underground ", je regardais Delacroix et d'autres artistes qui avaient réussi à capter le subconscient collectif si formidablement, tout en essayant désespérément à travers les détails de reproduire organiquement l'ensemble. Les visages jouent un grand rôle.
  • Ils laissent filtrer, parler leur vérité ?
    • Quand Bernard-Henri Lévy se tient dans le désert avec sa parfaite coupe de cheveux, regardant l'horizon, il se prend pour André Malraux, mais malheureusement l'imposture est grossière.


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