Emir Kusturica en son village - Interview parue dans L'Humanité du 9 septembre 2005


Le réalisateur, deux fois palme d’or à Cannes, nous a reçu dans le village de ses rêves devenu réalité.


« Il était une fois un pays... » détruit par la communauté internationale et les nationalismes exacerbés. Où Emir Kusturica, l’un des rares réalisateurs ayant reçu deux palmes d’or à Cannes (pour
Papa est en voyages d’affaires, en 1985, et Underground, en 1995), décide de construire un petit morceau de paradis, dans la région même où il a tourné son dernier film, La vie est un miracle, près de la petite ville de Mokra Gora, à la frontière de la République de Serbie. À une vingtaine de kilomètres de là, se situe Višegrad, ville traversée par le fleuve Vert, qui a inspiré à Ivo Andrić, prix Nobel de littérature en 1961, son oeuvre magistrale le Pont sur la Drina. L’esprit de ce grand écrivain d’origine croate, né en Bosnie et ayant vécu la plus grande partie de sa vie à Belgrade, ne cesse de hanter les lieux de notre ami cinéaste. Non seulement la pâtisserie-café et le restaurant de Mecavnikgrad (le « village de la tempête de neige ») se nomment respectivement Kod Corkana (« Chez le Borgne ») et Lotika, personnages emblématiques du Pont..., mais nous pouvons y voir évoluer tout un petit monde qu’Andrić n’aurait pas renié. Chez Kusturica, il ne se construit pas un pont en pierre mais un village en bois qui, par certains côtés, présente toutes les caractéristiques d’un grand oeuvre.

À l’entrée du village - qui annonce son appartenance à l’Unicef dont Emir a été ambassadeur -, Dragan, serbe de Monténégro, en construit jour et nuit avec passion la maquette exacte en petites pièces de bois. Tel Luka, le héros de la vie est un miracle, reproduisant le « huit de Sargan » dans son grenier. Passé la porte de la réception, s’offre à nous la rue principale dont le pavage est fait du bois de traverses de chemin de fer. Ici règne une philosophie, celle du naturel, du respect des bonnes choses de la campagne : une boutique face à la réception vend de la laine en écheveau, des vêtements de coton écru, des ustensiles de cuisine fabriqués spécialement et portant le nom du village, des chaussures en cuir naturel, des meubles peints tels que l’on peut en trouver dans les chambres d’hôtes et, bien sûr, des DVD des films d’Emir et des CD du No Smoking Orchestra. À côté, une petite galerie du nom d’Anika (autre hommage à Andrić) propose actuellement une exposition de tableaux d’un peintre naïf de Herceg Novi au Monténégro : Vojo Stanić, dont une des oeuvres illustre la couverture de l’album Unza Unza Time.

La maison principale est celle où vivent Emir, sa famille et ses amis. Nous avons eu l’honneur d’y séjourner dans des chambres charmantes, avec meubles peints et tapis de corde. Nous discuterons finalement dans la cour de sa maison, dont la vue est ouverte vers la montagne de Bosnie, aujourd’hui lointaine.

Vers Sarajevo...

Entretien réalisé par M. L.

Interview parue dans Le Monde du 11 mai 2005


Cinéaste doublement palmé, violemment controversé pour son engagement en faveur du régime serbe de Slobodan Milošević pendant la guerre de Bosnie, Emir Kusturica est aussi une rock star. Après un concert au Zénith le 21 avril, il prenait le train le lendemain pour Strasbourg, où il allait donner un autre concert. C'est là, sur les rails, que nous l'avons interviewé, après l'avoir laissé dormir dans un wagon de première, pendant les deux premières heures du trajet. Hirsute, pas rasé, le futur président du jury du Festival de Cannes s'est prêté de bonne grâce au jeu des questions et des réponses.

  • Quel président du jury allez-vous être ?
    • Emir Kusturica : Je suis déjà très heureux. D'excellents auteurs sont en compétition. Si, en plus, la sélection nous donne envie de récompenser des cinéastes peu connus, ce serait véritablement une fête magnifique ! Aujourd'hui, le cinéma est soit très commercial, soit très pointu. Je serais très heureux si le jury arrivait à trouver la meilleure combinaison entre les deux.
  • Vous vous êtes souvent insurgé contre le cinéma commercial. Le fait qu'il y ait un film hollywoodien en compétition vous gêne-t-il ?
    • Pas du tout. De Lubitsch à Capra, en passant par John Ford, Hollywood a produit certains des auteurs qui ont le plus compté dans mon apprentissage. Je ne m'élève pas contre Hollywood en soi, mais contre ce monde qui empêche de penser, de ressentir des choses, qui cherche à impressionner avec la technologie, en misant tout sur le marketing, et en ne s'intéressant qu'à la rentabilité.
  • Vous avez dit un jour être né plusieurs fois, dont une fois à Cannes. Vous vouliez sans doute parler de l'année de Papa est en voyage d'affaires...
    • Oui. Pendant la période du communisme et du bolchevisme dans nos pays, Cannes était la seule porte à laquelle on pouvait frapper. Et si elle s'ouvrait, elle vous apportait un écho immense. Je n'aurais jamais pensé que Papa est en voyage d'affaires pourrait gagner quoi que ce soit. J'ai compris progressivement, en considérant les films que j'aimais qui avaient reçu la Palme, La Ballade de Narayama, Yol, Paris Texas... Ils allient tous un souci du public et un voyage courageux dans l'esthétique cinématographique. C'est également ce qui caractérise mes films.
  • Vous n'étiez pas resté pour recevoir la Palme d'or...
    • J'étais parti après la projection de mon film. Je ne pensais pas mériter une telle reconnaissance, et j'étais trop narcissique pour revenir sans être sûr de recevoir quelque chose. Mais ce succès a marqué ma vie.
  • Dans quel sens ?
    • Dans le sens d'être privilégié. Evidemment, cela entraîne aussi une grande responsabilité, et de grandes souffrances, des moments de dépression même. Quand on a commencé si haut, on ne peut pas se contenter ensuite de faire un saut de puce.
  • Chaque fois que vous êtes allé en compétition, étiez-vous dans la même disposition d'esprit ?
    • Après Papa est en voyage d'affaires, j'aurais été presque déprimé si Le Temps des gitans, qui a obtenu le prix de la mise en scène, n'avait rien reçu. Comme je n'ai jamais fait des films pour qu'ils deviennent de gros succès, Cannes est l'étalon de mesure de mon travail. D'un film à l'autre aussi, le contexte historique et politique changeait. A l'époque, le communisme formait encore un système à l'échelle planétaire, et mon premier film a été perçu comme très politique. Dix ans après, en 1995, le communisme s'était effondré et j'ai fait Underground. J'y abordais, du point de vue de quelqu'un qui vient de là, sans idéologie, la question de la destruction de mon pays. Et à Cannes, je suis la victime du complot ! Une alliance entre les intellectuels bosniaques, la presse française et des Français qui prennent la Bosnie pour un safari intellectuel ! Heureusement, le jury n'a pas été influencé, et j'ai reçu la Palme.
  • Dans Papa est en voyage d'affaires, votre propos politique était correct. Avec Underground, vous devenez incorrect.
    • Ces notions de politiquement correct et incorrect me font très peur. Le nouveau pape est-il politiquement correct ? Il me semble que oui. Mais s'il l'est, je ne vois pas en quoi, moi, je serais incorrect. Peut-être, en fait, que ce qui est politiquement incorrect est ce qui s'oppose aux intérêts des multinationales... Entre Papa est en voyage d'affaires (1985) et Underground (1995), j'ai beaucoup expérimenté. J'ai amélioré mon style. C'est cela qui compte.
  • Vous avez été attaqué pour vos prises de position, pas seulement pour vos films.
    • Dès lors que vous vous exprimez publiquement sur la politique, vous risquez d'être attaqué. Et personne ne vous accorde le droit de changer d'avis. Quoi qu'il en soit, on ne peut pas attaquer un film au prétexte qu'on n'est pas d'accord avec les positions politiques de son auteur. Voici ma déclaration : ma position sur la guerre en Yougoslavie n'était que peu différente de celles de deux personnes éminentes, aussi opposées que possible politiquement : Noam Chomski et Henry Kissinger. Je ne suis jamais devenu nationaliste. J'étais contre la destruction de mon pays ; c'était ma seule position politique. Je pensais qu'en devenant petit on allait perdre toute forme de puissance et d'identité. Ce fut ma culpabilité politique.
  • Comment vivez-vous le fait d'avoir été attaqué publiquement par vos amis de jeunesse ?
    • Au cours du processus de destruction de mon pays j'ai aussi trouvé mes racines. J'ai découvert qu'une partie de ma famille était d'origine serbe. Je n'ai pas de problème avec ça. Mais mes anciens amis en ont. Ils avaient besoin que je devienne l'outil de propagande pour le nouveau pays.
  • Vos positions proserbes ont-elles freiné votre carrière ?
    • Non. J'ai survécu parce que j'avais ma propre esthétique. J'ai eu de la chance aussi. J'étais toujours dans le champ magnétique de gens qui trouvaient mon cinéma unique et excitant et on n'a jamais exigé de moi que chaque dollar soit rentabilisé. Probablement à cause de toutes les Palme d'or, Lion d'or, Ours, etc.
  • Vous trouvez qu'il y a une forme d'élitisme dans vos films ?
    • Oui, parce que, aujourd'hui, c'est un luxe d'intégrer l'esthétique au cinéma : le cinéma est fabriqué pour servir les objectifs du marché ; il ne respecte pas le temps ni l'espace. Le problème, quand on vient comme moi d'un petit pays sur la carte culturelle, c'est qu'on peut faire un film ou deux. Mais, ensuite, ça devient trop. Cela fait vingt-deux ans que j'en fais, et je pense que mon style a affecté le cinéma. Il est devenu un motif, cité en exemple, repris par d'autres.

Propos recueillis par Jean-Luc Douin et Isabelle Regnier

Interview parue dans le New York Times du 8 mai 2005


The (Mis)Directions of Emir Kusturica
par DAN HALPERN


L'an dernier au festival du film de Cannes, le réalisateur né à Sarajevo Emir Kusturica répondait à des questions lors d'une conférence de presse sur son nouveau film. Il discutait des choses dont il aime parler : pourquoi le cinéma qu'il aime est ruiné par une production "fast-food" inhumaine venant d'Hollywood, par exemple. Jusqu'à ce que, inévitablement, on ne lui pose la douce question que les journalistes n'ont cessé de lui poser depuis une dizaine d'années : pendant la guerre qui a détruit la Yougoslavie dans les années 90, pourquoi n'a-t-il pas publiquement pris parti contre Slobodan Milošević, le leader serbe qui avait ravagé son pays natal.
Kusturica, qui a passé la plupart de sa vie en Bosnie, mais qui maintenant habite en Serbie, est un des plus célèbres réalisateurs en Europe, couronné de plus de prix de festivals, de palmes d'or, de lions d'argent et d'ours d'argent que n'importe qui d'autre dans le milieu du cinéma. Ses films "Papa est en voyage d'affaires" et "Underground" ont chacun remporté la plus haut prix à Cannes en 1985 et 1995, respectivement, et cette semaine, il revient à Cannes comme président du plus prestigieux jury de festival du monde. Mais sur les dix dernières années, l'homme en qui ses fans voient l'héritier de l'exubérance de Fellini, a été questionné aussi souvent sur sa politique que ses films. Et cette fois-ci, il perd patience. Alors, à Cannes, pourquoi n'a-t-il pas parlé contre Milošević ?
"Personne n'est parfait", dit-il.


Quand il n'est pas interviewé par les journalistes, ou en train de jouer de la guitare dans son groupe populaire de gypsy-punk-rock balkanique, Kusturica (prononcer KOUS-tour-it-sa) passe désormais la plupart de son temps dans un petit village à l'ouest de la Bosnie qu'il a récemment fait construire . C'est un homme imposant, haut de 1 m 90 avec une forte carrure et de robustes épaules, et il y a une sorte de menace aimable dans sa façon de se déplacer ; il a une réputation de bagarreur, mais relax dans son village où je lui ai rendu visite récemment, il ressemble plus à un brave père de famille, ou parfois, à un bienfaisant seigneur féodal.
Alors que Kusturica est peu connu aux Etats-Unis, il a acquis une solide réputation en Europe. A Madrid, où son groupe le No Smoking Orchestra, joue à guichet fermé en janvier, son film "Chat Noir Chat Blanc" reste très populaire sept ans après sa sortie. Son dernier film "La vie est un miracle", dans lequel un ingénieur serbe tombe amoureux d'une musulmane bosniaque, a partagé le prestigieux César français du meilleur film européen en février. Et pourtant, il reste toujours très controversé. Pour ses détracteurs, Kusturica fait l'apologie et relaie la propagande des forces meutrières qui ont dévasté son pays.


Né en 1954, Kusturica a grandi en fils unique dans une ancienne famille musulmane de Sarajevo, la capitale de la république yougoslave de Bosnie Herzégovine. A 18 ans, il est envoyé à Prague pour étudier à l'école de cinéma de l'état tchèque, la FAMU, en partie à cause de la crainte que les parents Kusturica formaient de l'intérêt du jeune Emir pour les délits de la petite délinquance. Il ne lui a pas fallu longtemps pour être remarqué. A 40 ans, il a déjà gagné les plus prestigieux prix que le monde du film a à offrir.
Le succès international de ses premiers films, situés à Sarajevo, était inédit pour un réalisateur yougoslave, et Kusturica fut quasiment courronné prince de sa ville, pour sa grande culture et sa célébrité ; mais la guerre qui a démembré le pays a rompu l'histoire d'amour qui le liait à sa ville natale. En 1992, des paramilitaires serbes, avec le soutient de l'armée yougoslave, ont entamé une campagne de terreur contre les musulmans et les croates de Bosnie, Kusturica habitait à Paris. "Je ne pouvais pas le croire", dit-il. "J'étais de ces gens qui ne voulaient pas croire que cela arriverait, que cela puisse arriver. Je ne voulais pas le croire."
On ne lui a bien sûr pas donné le choix. Même avant que la guerre ne commence, Kusturica s'était engagé dans différents partis - et altercations - politiques : avec des Bosniaques qui pensaient qu'il n'était pas assez bosniaque, avec des nationalistes serbes qui pensaient qu'il était trop bosniaque ; et ces bagarres continuaient pendant la guerre. La plus célèbre étant celle où Kusturica a défié Vojislav Šešelj, un politicien serbe ultranationaliste radical et chef paramilitaire, en duel à Belgrade ; Šešelj a refusé, disant qu'il ne voulait pas être responsable de la mort d'un artiste naïf. Au paroxisme du siège de Sarajevo, Kusturica a écrit un vibrant plaidoyé dans Le Monde pour sa ville en flamme. Peu de temps après, des Bosniaques musulmans ont mis à sac l'appartement de ses parents, qui venaient de déménager au Monténégro ; même ses prix ont été volés. Quelques mois plus tard, son père meurt d'une crise cardiaque. "Cette guerre l'a tué aussi", dira Kusturica à ce moment là. Et cela, sans doute plus que tout le reste, est une chose qu'il ne pourra jamais pardonner à Sarajevo.
"Mon père disait toujours que nous sommes serbes", dit-il, "mais je n'y accordais pas beaucoup d'attention". Kusturica est finalement allé dans une bibliothèque et dit qu'il a eu la confirmation que les Kusturicas avaient été des Serbes chrétiens orthodoxes jusqu'à, quelques siècles plus tôt, qu'une branche de la famille se convertisse à l'Islam quand la région était sous la domination ottomane. C'est une histoire ancestrale commune à beaucoup de Slaves musulmans de Bosnie, dont peu d'entre eux se considèrent comme Serbe, à cause de cela. Pour sa part, Kusturica refuse de se considérer comme musulman de Bosnie ou comme Serbe. Mais plutôt, comme bon nombre de Sarajeviens, il affirme sa loyauté envers l'expérience yougoslave, un mélange culturel complexe de Catholiques, Chrétiens orthodoxes, Musulmans, Juifs et Gitans - mélange de religions, d'éthnicités et de nationalités historiques qui ont ensemble formés une seule nation.
A l'époque des guerres des Balkans, de nombreux compatriotes de Kusturica considéraient la "Yougoslavie" come un mot de passe pour la domination serbe. Mais Kusturica continue à insister qu'il est simplement yougoslave. Sa femme, Maja, est la fille d'un Serbe de Bosnie et d'une Slovéno-Croate, faisant de leurs enfants, Stribor, 26 ans, et Dunja, 18, des slovénos-croato-bosno-musulmans Serbes. Ce qui veut dire que la famille de Kusturica représente une version de ce que l'on appelait autrefois la Yougoslavie.


D'ailleurs le sous-titre de "Underground", son film le plus célébré, et le plus controversé aussi, est : "Il était une fois un pays". Terminé pendant le siège de Sarajevo, la film est un tour de force satyrique sur le réseau de mensonges tissés les uns pour les autres pendant la Yougoslavie communiste. Comme un rêve hilarant et exaltant, il suit deux amis apparemment invicibles, Marko et Blacky, de joyeux hooligans amoureux de la même femme, qui rejoignent la résistance partisane yougoslave contre les Nazis à Belgrade. Après un malencontreux incident, Marko, intelligent opportuniste, gagne l'objet de son affection en trompant Blacky, casse-cou nerveux, en lui faisant croire que la guerre continue et le cache avec d'autres dupes dans une cave - le concept du film étant qu'il parvient à maintenir cette situation pendant des décénies - jusqu'à ce qu'ils émergent finalement dans leur pays à nouveau en guerre.
A Cannes en 1995, "Underground" a gagné la plus haute distinction, la Palme d'Or. Le soir où le palmarès a été annoncé, une bagarre a éclaté à la fête de Kusturica - où jouait le groupe de musique tsigane du film - avec la sécurité cannoise, mais cela n'était que le début. Les accusations n'ont pas cessé, de la part d'éminents critiques et d'intellectuels : la parabole kusturicienne de l'histoire de la Yougoslavie donnaient un côté exotique aux Balkans et excusait les occidentaux de s'impliquer davantage dans les conflits, que certains voyaient déjà comme les pires crimes commis en Europe depuis la deuxième guerre mondiale. Les critiques voyaient en Marko et Blacky l'idéalisation par Kusturica des Serbes forcés à des actes despérés par l'histoire et les horreurs des ennemis, tandis que les traitres du film étaient des Croates et des Bosniaques qui avaient choisi la collaboration. Cela n'a pas aidéla cause de Kusturica que la Radio-Télévision serbe, dirigée par le gouvernement de Milošević, avait un petit rôle financier dans la production du film, ni que l'armée yougoslave ait prêté du matériel de guerre pour le tournage.
Le film de Kusturica - et son choix éventuel de vivre et de s'identifier avec la Serbie - est toujours perçu par de nombreux Bosniaques comme une trahison envers son lieu de naissance. A la fin du conflit, Kusturica a fermement condamné les dirigeants de la communauté musulmane de Bosnie. Pour l'écrivain Aleksandar Hemon, né en Bosnie et immigré aux Etats-Unis avant la guerre, "Underground" représente les atrocités serbes en présentant "la guerre des Balkans comme le produit d'une folie collective, inepte et sauvage". Le philosophe slovène Slavoj Zizek dit que "Underground" est "une représentation mythique des Balkans pour le regard des occidentaux", ajoutant que "c'est un film qui internationalise la notion occidentale d'un pays fou, où la guerre est simplement notre nature". (voir le livre de Zizek : "la plaie des fantasmes", la partie sur Kusturica s'intitule "la poésie du nettoyage éthnique").
Kusturica a refusé d'en faire trop pour se défendre, lui ou son film. "A ce type qui me traitait de nationaliste quand la guerre a démarré", dit-il, "ce type qui disait que j'étais pour Milošević, je lui dit : 'Non, je ne suis pas pour Milošević, je suis contre toi'." Son argument de base est que l'Occident a trouvé un démon bien commode et, pour les besoins d'une simple narration, a conclu par un exemple que tous les Serbes étaient des minidémons (en 1999, il disait qu'"Underground" pouvait être reçu comme "la plus forte attaque jamais faite contre Milošević").
La plupart du temps, Kusturica semblait atteint, ennervé et sans doute plus souvent encore, simplement malheureux de toutes ces accusations. Après avoir enduré six mois d'abus, il annonce qu'il va arrêter de faire des films. Il ne l'a pas fait, bien sûr. Son film suivant, "Chat Noir Chat Blanc", qui a débuté comme un documentaire sur la musique tsigane est devenu une comédie romantique de gangsters-tsiganes de 135 minutes, où les acteurs sont tous débutants et sans message politique évident, et est devenu son meilleur score au box-office.


"Emir aime bien le désordre", dit Nele Karajlić, le leader et chanteur du No Smoking Orchestra depuis la création du groupe au début des années 80 (Kusturica l'a rejoint en 1986, et maintenant le groupe s'appelle officiellement Emir Kusturica et le No Smoking Orchestra). "Je pense que quand il fait un film, quelque soit le sujet, s'il y a un mariage, un enterrement, une fête, n'importe quoi, il veut toujours que ça fasse du bruit, autant en sons qu'en couleurs."
Alors que l'on roule pour aller dîner à Belgrade en cette fin décembre, le bruit que faisait Kusturica prenait surtout la forme d'une sérieuse indignation envers la corporatisation du monde. Depuis le siège passager, il s'enrageait de plus en plus contre les panneaux publicitaires de la ville. La capitale serbe ne récupère que progressivement des effets de la guerre, des sanctions internationales et des bombardements de l'OTAN en 1999, mais superficiellement, elle est bien en route vers l'engouement mercantile. "Ici, comme à Moscou, à St Petersbourg, partout", dit-il, faisant de grands gestes contre les pubs le long de la route. "Tous les endroits commencent à se ressembler, tous les endroits doivent se ressembler, tout ce qui était différent doit être recouvert de cette uniformisation.". Il fut alors coupé dans son élan de sincère outrage par sa femme, Maja, une beauté brune au talent remarquable pour faire doucement évacuer la pression sur la star internationale.
Emir : Tout doit être vendu ! Tout est à vendre ! Tout le monde doit acheter ! Tout le monde doit avoir une jeep !
Maja : Même toi.
Emir : Oui, même moi.
Maja : Tu en as trois.
Il y a peu de personnes au monde qui, après trois décennies de carrière, ont réussi à arrêter Kusturica de faire du bruit. Et il a toujours cherché à se montrer concerné par des choses qui ne sont pas censer le toucher : la violence ethnique, l'inceste, le communisme. Ses personnages principaux sont souvent en marge de la société : des gitans, des juifs, des musulmans, des pauvres et des affranchis, des boîteux et des simples d'esprit, des dissidents accidentels, des voleurs musiciens, des brigands hors la loi , des enfants mystifiés.
Cela peut sembler déprimant, mais ses films ne corroborreront pas le fait que les films d'art européens sont ennuyeux et prétentieux. La force impulsive de Kusturica lui a mieux réussi dans son art qu'en politique : sa signature reconnaissable est d'une énergie frénétique et rauque. Quelque soit la brutalité de son sujet, ses films sont remplis de joie, animés de singeries excentriques. Et surtout : il y a toujours une bagarre en musique. Quand il y a une scène dans un film de Kusturica sans une fanfare plus ou moins impliquée, c'est qu'elle n'est pas loin derrière. De plus, les animaux sont partout, ils s'immiscent dans l'action avec insistance : des dindons magiques, un poisson volant, des éléphants voleurs, des ours brigands, des troupeaux d'oies... Un tendre dialogue entre amoureux incluera nécessairement un chien qui déchiquète un coussin en arrière-plan. Vous pouvez voir une scène où deux hommes se parlent au milieu de décombres de guerre cinq fois avant de remarquer que pendant la conversation l'un d'eux se nettoie négligemment les chaussures avec un chat protestant vigoureusement...


Son seul film américain "Arizona Dream" (1993), fut un désastre financier, même s'il a atteint le status de film culte. (avec Johnny Depp, Jerry Lexis et Faye Dunaway, il contient une scène extraordinaire où Depp et Lewis, habillés en Eskimos parlent une sorte de pseudo inuit avec les sous-titres). Aujourd'hui, Kusturica admet n'avoir aucune intention particulière de pénétrer le marché américain. Et ce n'est pas parcequ'il n'a pas eu sa chance. Après le succès de "Chat Noir Chat Blanc", les producteurs et acteurs américains sont revenus frapper à sa porte, mais aucun projet - une version du roman de Gabriel Garcia-Marquez produite par Sean Penn "l'automne du patriarche" avec Marlon Brando, un "Crime et Châtiment" à Brighton Beach avec Johnny Depp en Raskolnikov qui joue de la basse dans un groupe punk, une adaptation du roman de D.M. Thomas "The White Hotel" pour lequel Nicole Kidman était pressentie pour le rôle principal - n'a réussi à démarrer un début de planning, malgré le nombre de poids lourds d'Hollywood qui voulaient travailler avec lui.
Kusturica ne s'est jamais entendu avec les financiers de Los Angeles et de New York, et son dernier film "La vie est un miracle" n'est pas prévu de sortir sur les écrans des Etats-Unis. Il a l'habitude de tourner pendant des durées absurdement longues, de réécrire et de réimaginer le film jusqu'à la dernière minute. Il cherche à décourager les producteurs qu'ils puissent imaginer avoir le moindre mot à dire sur le côté artistique du travail. Et il a l'habitude de dire aux personnes puissantes ce qu'il pense d'eux. Et ce qu'il a pensé n'a pas toujours été très amical.
"Ce que vous avez maintenant, c'est un Hollywood qui est du pur poison", dit Kusturica. "Hollywood fut une place centrale dans l'histoire de l'art au XXème siècle : c'était l'idéalisme humain préservé. Et ensuite, comme tous les grands endroits, il s'est effondré, et il s'est effondré en la plus horrible machinerie du monde. Pouquoi ne voit-on pas de Frank Capra aujourd'hui ? Parceque les gens ne sont plus comme cela ? Les gens n'ont pas changé tant que cela depuis 60 ans."
Kusturica a réalisé "La vie est un miracle", qui est un peu son propre Capra, en Serbie occidentale, et alors qu'il tournait son film, il a décidé d'y bâtir un village, exactement là, au milieu de nulle part. Il a dit qu'il souhaitait construire une sorte de retraite au sommet de la montagne (avec un restaurant, une pension, un café, une gallerie d'art, un cinéma souterrain, une église orthodoxe, ainsi que 25 maisons abandonnées qu'il a achetées et fait transporter sur le site) car il avait perdu sa ville pendant la guerre et qu'il voulait construire la sienne ; il a aussi déclaré que le village était le meilleur film qu'il ait jamais fabriqué.
En décembre, en regardant l'endroit qu'il a créé, un ensemble de constructions en bois le long d'une rue principale couverte de neige, il dit : "J'en ai marre de la démocratie. En démocratie, les gens votent pour le maire. Je veux contruire une ville où je choisirai les habitants". (Il blaguait à moitié, mais seulement à moitié). Quelques jours plus tard, il ajoute : "Je veux préserver quelque chose, mais aussi construire quelque chose de nouveau. Construire quelque chose pour les gens, pas pour un pays, sans frontière ni préjudice. Quelque chose contre l'idiocratie, contre la production de masse, qui est le signe et le symbole d'aujourd'hui."
En regardant la campagne serbe depuis le sommet où le village est construit, cependant, il est difficile de ne pas penser aux frontières. La ville de Kusturica ne se situe qu'à quelques kilomètres de la frontière de la partie Bosno-Serbe de la Bosnie-Herzégovine, et pas très loin non plus de Sarajevo. Mais même s'il est heureux de vivre ici, à courte distance de son lieu de naissance, il ne prendra pas de train pour revenir au pays. Il n'est pas allé à Sarajevo depuis 1992 et affirme qu'il n'y reviendra jamais.
"Underground" a été décrit comme une sombre cave, mais la plupart de "la vie est un miracle" prend place dans une lumière extérieure douce et confortable, avec une grande attention portée aux paysages ; c'est résolument un film qui se situe audessus du sol. Luka, un ingénieur serbe wui construit une ligne de chemin de fer reliant la Bosnie et la Serbie refuse de croire que la guerre arrive. Après que son fils Miloš, enrôlé dans l'armée du côté serbe, soit capturé par l'armée bosniaque, on propose à Luka Sabaha, une musulmane bosniaque comme hotage en échange de Miloš. Mais Luka et Sabaha tombent amoureux alors que la guerre éclate partout autour d'eux. Alors que le film se déroule, l'héroïsme et les villainies se répandent sur les nations : il y a des Serbes qui sont de sombres criminels, mais aussi des Serbes qui sont d'honorables et vertueux bienfaiteurs ; des musulmans bosniaques à la fois victimes innocentes et tueurs occasionnels. En mélangeant le tendancieux et le généreux, c'est une oeuvre d'art à la fois macabre et pleine d'espoir, un mélodrame classique et une comédie lunatique.
Mais le film ne semble pas avoir changé l'état d'esprit des spectateurs. "La vie est un miracle" n'a pas été très remarqué dans les anciennes républiques de Yougoslavie, autres qu'en Serbie. Dans le reste de l'Europe, le film a reçu un accueil chaleureux, certains y voyant un signe de réconciliation ; le magazine français Première le considère comme "probablement le film le plus optimiste de Kusturica". Mais il a peu ému ceux qui avaient été bouleversés par "Underground". Les fans et les ennemis de Kusturica avaient déjà choisi leur camp. Pour ses critiques, le fait que Kusturica ne dénonce pas les leaders serbes démontre une inexcusable morale aveugle. Pour ses admirateurs, son impossibilité humaine de voir les gens autrement que comme des individus est parlante.
Pour sa part, Kusturica se dit harcelé par les critiques et ne souhaite pas se faire expliquer comment on fait une oeuvre d'art. "Mon but est de faire un film qui vous tienne chaud", dit-il. "Donner de la chaleur à quelqu'un. Maintenant, ce monde rationnel est devenu un endroit où seul ce qui est cool est bon" ajoute-t-il. "Est-ce que vous coupez un film selon le rythme de la modernité, ou selon le rythme des battements de votre coeur ?"
Selon Nele Karajlić, qui est devenu l'un des partenaires artistiques les plus proches de Kusturica depuis 20 ans, "ce que Emir fait toujours, c'est de mettre l'être humain au centre. C'est tout ce qui l'intéresse. La politique, la nationalité, la guerre - tout cela n'est que de la mise en scène, c'est tout. Je me souviens qu'il m'a appelé au téléphone pour me raconter l'histoire du type de "la vie est un miracle" - vous savez, c'est une histoire vraie, ça s'est réellement passé, cet homme et cette femme ensemble - et on en a fait une chanson. Et je peux vous dire, cette chanson, pour nous, c'est comme une fenêtre dans une pièce aveugle où on était prisonniers ; cette sacrée pièce balkanique sans sortie, et on a trouvé la sortie. On a réalisé qu'on pouvait continuer à vivre."


Dan Halpern a écrit pour The New Republic, Travel & Leisure et d'autres publications. C'est son premier article pour le New York Times..

Questionnaire


[Note : Ce questionnaire a été trouvé sur un blog sur internet. Je ne peux garantir ni son autenticité ni son origine, mais les réponses sont amusantes]