"La pauvreté est plus ancienne que la richesse". Interview-conversation parue dans Politika de janvier 2006


La pauvreté est plus ancienne que la richesse.


  • Emir Kusturica : Diego Maradona est celui qui a fait exploser l'humiliation du monde entier en 1985. Lors d'un dribble historique dans le match qui opposait l'Argentine à l'Angleterre, il a esquivé sept joueurs, et selon moi, ces joueurs représentaient toutes ces personnes qui avaient humilié son peuple pendant des années et des années, et qui n'attendait que sa revanche. Pendant ces quelques minutes, pour moi, il a dribblé Margaret Thatcher, Ronald Reagan, La Grande-Bretagne, La Reine Mère, le Prince Charles, le Pape Jean Paul II, ainsi que - puisque le football est un jeu d'esprit - George Bush, père et fils. Pour Maradona, c'était suffisant. Depuis Paul Breitner, il n'y avait plus de footballer qui était du côté des pauvres. Ce célèbre footballer allemand, on le surnommait "le footballer engagé", dans cette période romantique des années 70. Certains pensent que les footballers sont stupides, même pratiquement tout le monde pense cela. Je ne peux pas être d'accord avec eux, parceque comment feraient-ils pour gagner des millions s'ils n'était pas malins ? Et oui, évidemment, ils n'ont aucune éducation non plus ! Nous sommes ici dans un train vers Mar del Plata, à une manifestation anti Bush, et Maradona est dans ce train. J'ai découvert que Paul Breitner n'est plus seul, et que les années 70 ne sont pas terminées. Dans ce train, il n'y a pas de place pour la stupidité. La situation est vraiment inverse.
  • Diego Maradona : Tu sais, j'ai appris à jouer au foot dans le noir. Derrière ma maison, il y avait le stade de l'équipe de quatrième ligue. Je jouais au balon toute la journée, et quand les autres enfants rentraient chez eux, moi je continuais de jouer, le soir, dans le noir pendant deux heures. Je ne voyais plus rien ! Je tirais au but, et je m'orientais sur deux gros batons qui symbolisaient le filet. Dix ans après, quand j'ai signé mon premier contrat pour "Argentino Juniors", j'ai compris que les ballons dans le noir m'avaient été très précieux !
  • EK : Tu es né à Favel Fiorito, le quartier le plus pauvre de Buenos Aires. Il faut que je te demande ce que tu avais en tête à ce moment là, parceque tu n'as jamais oublié ces gens, et tu es toujours resté auprès d'eux...
  • DM : Les pauvres ne vous trahiront jamais... La plupart de mes amis, dont Coppola mon manager, m'ont volé de l'argent. Mais, les habitants de mon quartier de Fiorito sont toujours resté les mêmes. C'est vraiment un endroit très pauvre. Aujourd'hui, il y a peut être plus d'asphalte, mais la pauvreté est la même que quand j'y habitais. Les politiciens et les gens proches du gouvernement sont devenus de plus en plus riches. J'ai aussi eu l'opportunité de devenir un de ceux là, mais j'ai refusé et j'ai dit NON. La raison est que j'aurais du voler aux pauvres. Une seule fois dans ma vie, j'ai parlé avec les politiciens d'Argentine, et je leur ai dit tout ce qu'ils ne voulaient pas entendre.
  • EK : Bono Vox et Bob Geldof ne sont pas aussi connus que toi, mais ils savent très bien utiliser leur popularité pour des actions humanitaires et pour leur promotion. Tu n'as jamais fait cela.
  • DM : L'argent prend tout ton temps, et il ne te reste rien... Il faut savoir garder un peu de dignité, de fierté et de santé mentale. 44 ans sont derrière moi, et je suis conscient du fait que la pauvreté progresse. J'observe ceux qui ont tout, et ceux qui n'ont rien. Ce n'est pas un problème lié uniquement à l'Argentine, au Venezuela, Brésil ou Cuba. Les Américains nous ont écrasé la tête. Regarde ce qu'ils nous ont fait dans les années 70. Ils nous ont infantilisés, métaphoriquement, bien sûr. Ils ont installé des régimes militaires en Argentine (30.000 tués), puis au Chili, Nicaragua, et Guatemala. D'abord, ils vous frappent, puis ils vous laissent souffrir. Ensuite, ils reviennent avec des prêts et de l'argent. Tu es comme un chien, tu vis comme un chien. Mais ça ne marche plus comme ça dorénavant, et ils n'ont plus le droit d'imposer cette politique. Après avoir vécu les dictatures militaires, et supporté les vieux régimes fascistes en Amérique Latine, on est unis à nouveau. Argentine, Brésil, Vénézuela, nous sommes ensemble à nouveau pour exprimer haut et fort ce qu'on pense de ce criminel de Bush. Mais Emir, je ne sais pas pourquoi je te raconte tout cela. Tu es vraiment là, avec nous ? Quels sont tes sentiments à propos de tout cela ?
  • EK : Je suis comme Chalie Chaplin qui marchait dans la rue et à qui on a donné un drapeau ! Parlons des relations au sein de l'Amérique. Si je comprends bien, ils vous ont juste ecrasé vos cervelles, comme ils l'ont fait avec le OIL agreement. Ils ont donné de l'argent au Mexique, fait 30.000 emplois. Les mexicains ont eu des salaires, mais l'argent est allé dans un autre pays, pas au Mexique...
  • DM : Oui, c'est vrai ! Le Mexique est vraiment très pauvre aussi, si on ne compte pas ces 30.000 employés. Les Américains ont fait cela partout dans le monde, et c'est toujours la même histoire. Ils prennent tout, et vous laissent les miettes.
  • EK : Alors, que peut-on y faire. C'est la même situation que sous les Pharaons ou l'Empire Romain ?
  • DM : Que faire ? C'est difficile de changer les choses, mais l'important c'est qu'on puisse en parler. Malheureusement, le Pape ne veut pas parler de ces problèmes, même s'il le devrait... Il n'a qu'une chose en tête : comment conserver le Vatican. Comme les Américains, le Vatican est très riche et très puissant. Jean-Paul II n'est jamais allé en Afrique, il n'y est jamais allé embrasser le sol et donne à manger aux pauvres enfants. Il n'est jamais venu non plus en Argentine. Tu sais qu'il a reçu 150 millions de dollars pour une pub pour des préservatifs. Une agence lui a donné l'argent pour faire une pub, mais le pape ne croyait pas au preservatif. Il a pris l'argent, et évidemment, personne n'en parle. Mais c'est dans les documents du Vatican ! Personne ne parle non plus de comment le pape a abandonné l'Afrique. C'est impossible... Le nombre de pauvres a été multiplié par neuf depuis la chute du mur de Belin.
  • EK : On approche de Mar del Plata et les manifestants dorment. On sent, dans l'air, comme une sorte de solidarité oubliée. Comme les personnages d'un film des années 70, quand ils choisissaient leur destin. Je crois que chaque mot de Maradona est l'expression de l'attente et de la compréhension du monde d'aujourd'hui. A un moment, il a été comme un Dieu, comme les myhes de Gilgamesh. Les histoires épiques de destructions d'un Dieu fait de boue. Depuis l'époque où il était le seul et unique magicien du jeu, jusqu'à ce qu'il manque d'air. Coincé dans un endroit où il ne pouvait pas respirer et dont il ne pouvait pas s'échapper. Il était plus populaire que le pape. Au top, si haut, qu'il manquait d'air, et personne ne lui avait dit que ces altitudes n'étaient pas saines pour lui. Il a alors commencé à prendre de la cocaïne, et comme dans Gilgamesh, "le Dieu de boue" fut touché et mis à terre. Il s'est alors mit à chercher de l'air et a essayé de se retrouver, comme le gars qu'on voit dans la pub des spaghettis, comme le gros gaucho. Même dans ces moments là, il essayait de remuer pour retrouver suffisamment d'air autour de lui. Il voulait être "normal", et ça l'a conduit à l'état de mort clinique pendant 4 minutes. Mais le rêve est de retour ! Et moi, j'en suis témoin, assis à côté de lui. J'ai beaucoup de chance, parceque je fais partie de sa résurection. Tous l'ont abandonné, sauf sa famille et Fidel Castro. Quand l'hopital de Buenos Aires lui a fermé ses portes, Fidel l'a embrassé. Les gens croyaient qu'il ne pourrait jamais se séparer des drogues, parcequ'il ne supportait pas le fardeau de la gloire. Mais ce n'était pas pour ça ! En regardant sa biographie, on se rend compte qu'il ne se supportait pas, qu'il n'arrivait pas à se prendre en charge. Quand il est devenu un professionnel, River Plata lui a offert beaucoup d'argent, mais il a refusé et est allé au Boca Juniors. Quand les supporters essayaient de le faire chanter, il se battait avec eux, quand le coach lui mentait, il mettait en pièce les vestiaires du stade. Il n'a jamais cru pour de vrai que l'argent c'était juste du temps perdu...
  • DM : Je me souviens de mon père, quand il rentrait du travail, et qu'il ne gagnait pas assez pour ses 8 enfants. On l'attendait en silence, parcequ'il n'y avait pas à manger. Ca, les gens ne peuvent pas le comprendre, surtout ceux qui n'ont jamais eu faim. Ma soeur devait manger moins, comme ça, elle pouvait laisser sa part pour moi. Dans ce genre de situation, l'amitié et l'amour se développe, et ces histoires de mon enfance ne pourront jamais disparaître comme ça. Ma mère faisait semblant d'avoir mal à l'estomac pour garder de la nourriture pour ses enfants, et elle regardait tous les pots pour vérifier s'il n'y avait pas de la nourriture pour tous. C'est ça, la pauvreté, mon frère, oui, c'est ça... Ta mère te ment pour te nourrir. On peut dire que c'est de la science-fiction, mais Emir, mon frère, ça c'est la vraie vie, et je te dis la vérité.
  • EK : Oui, ça c'est la pauvreté, et c'est très triste. Il y a des gens qui oublient cela très vite. Comment as-tu conservé les sentiments de ton enfance ?
  • DM : Je n'ai pas oublié ! Je ne peux pas oublier ! La pauvreté est plus ancienne que la richesse ! Mon père travaillait pour les marchés de Kvantaca et il transportait toujours de gros sacs, même quand il était vieux. Quand il rentrait, ma mère lui mettait de la glace sur son cou et son dos, pour soigner ses douleurs. Et nous, on était tous autour de lui, comme un rituel qui ne poura jamais s'oublier...
  • EK : Parlons de l'aristocratie parmi les pauvres. Quel est le plus fort souvenir de ton enfance ?
  • DM : La dignité ! On ne faisait jamais de fêtes d'anniversaires, on n'avait pas d'argent pour cela. Les amis, la famille, les cousins te donnaient un baiser pour ton anniversaire, and ce baiser était le plus grand cadeau. Je pourrais parler longtemps de la bourgeoisie et de la pauvreté. Je ne fais pas de différence, mais ce n'est pas le cas de ceux qui deviennent riches. Je n'en ai pas le moindre doute. Les gens font des compromis pour s'approcher des politiciens, et les politiciens les utilisent quand ils ont besoin de leurs services. Si tu ne rentres pas dans ce genre de profil, tu es fou. Et oui, moi, je suis fou, et je préfère être fou plutôt que de prendre ce qu'ils m'offrent. Tu sais, Emir, j'ai été mort pendant 4 minutes, et maintenant, je sais ce que c'est, la vie...
  • EK : Depuis l'Ethiopie et le „Live aid“, Bob Geldof est encore plus riche qu'avant. Bono voyage partout dans le monde et essaie de convaincre les présidents d'effacer la dette des pays pauvres africains. Il a même mangé avec Bush.
  • DM : Je sais au moins un chose, c'est que je n'aurai jamais le courage de manger avec Bush...
  • EK : Pourquoi ?
  • DM : Je ne me sentirais pas bien devant un tueur en série.
  • EK : Marquez m'a dit une chose, on peut dire ce qu'on veut de Fidel, mais il a été le gardien de l'héritage de la culture hispanique en Amérique Latine.
  • DM : Oui, c'est vrai, mais maintenant l'Argentine devient une partie des Etats-Unis. Les Argentins ont vendu aux Yankees tout ce qu'ils avaient, comme le sud de l'Argentine, un territoire propre et fertile. Tou ce pourquoi Fidel s'est battu est perdu ! Avec cet argent, on devient une colonie de l'Amérique, et ils développent cela partout dans le monde...
  • EK : Quand as-tu rencontré Fidel Castro?
  • DM : En 1987, j'ai reçu 2 prix. Un à Cuba, et un autre aux Etats-Unis. J'ai dit aux Americains : "gardez ce prix !", et je suis allé à Cuba. J'ai rencontré Fidel, et on a parlé cinq heures, à propos de Che Guevara, de l'Argentine. Bien sur, j'ai lu quand j'étais adolescent des livres sur la révolution et sur le Che, Fidel, etc. Je suis tombé amoureux de Fidel ! Pour moi, c'est comme un lion qui se bat pour son territoire. Il est le seul politicien - si on peut l'appeler comme cela - qui n'essaie pas de voler aux pauvres. Et c'est ce que les Américains font...


Traduction : Nina Novaković et Matthieu Dhennin

Interview parue dans Libération du 2 juin 2006 (supplément spécial Coupe du Monde de Football)


Le réalisateur d'«Underground» tourne un documentaire sur le mythique Argentin et se prépare aussi à soutenir la Serbie-et-Monténégro en Allemagne. Ses visions du jeu, entre politique et esthétique.
Interceptés à Munich en avril, Emir Kusturica et son No Smoking Orchestra étaient en concert à la Muffathalle. La veille avait été annoncée la titularisation de Jens Lehmann comme gardien de l'équipe d'Allemagne, à la place du molosse bavarois Oliver Kahn. Sur scène, le chanteur du bastringue itinérant serbe, «Dr Nelle», qui portait le maillot de l'ex-Yougoslavie, étoile rouge sur le cœur, ventre bombé, n'a pas raté l'occasion d'en toucher deux mots au public : «Si Kahn ne veut pas jouer pour vous, il peut venir dans l'équipe de Serbie-et-Monténégro !» Le blanc qui s'ensuivit dans l'assistance, composée pour l'essentiel de jeunes alternatifs à qui le ballon passe bien au-dessus de la tête, ramena aussi sec la bande à ses gammes. A la descente de la scène, dans l'effervescence et la moiteur houblonnée d'unbackstage surpeuplé, entretien avec le cinéaste - et guitariste approximatif - qui n'a pas fini d'en terminer avec Maradona, au centre de son prochain film. Pour ne pas dire son sujet. Au départ, cela ressemblait à une commande testamentaire du «Pibe de Oro». Cela se révèle, avec Emir Kusturica, plus conceptuel et politiquement prospectif.

  • Il paraît que vous étiez un bon milieu de terrain...
    • Emir Kusturica : J'ai été comme beaucoup d'enfants de mon quartier. J'étais censé être parmi les meilleurs lors de nos matchs improvisés dans les rues. Pensez, si vous n'étiez pas capable de jouer au football avec les voisins, on ne vous aurait jamais respecté. Malheureusement, plus tard, j'ai eu un accident et des tas de problèmes avec mes jambes. Je suis quand même parvenu à flirter avec le professionnalisme, mais j'étais très souvent blessé et je n'ai pas pu continuer. J'ai joué dans une équipe de jeunes à Sarajevo, mais c'était très compliqué à concilier avec l'école. Mon père tenait à ce que je poursuive mes études. En plus, je ne jouais pas qu'au foot je pratiquais plein d'autres sports. Là non plus je n'étais pas mauvais, mais je n'ai jamais été un crack. Je n'étais jamais assez bon, en quelque sorte. Ça pourrait être une définition «naturelle» pour répondre à la question : qu'est-ce qu'un bon footballeur ? Eh bien, il faut des jambes bien faites et ressembler à Maradona pour être, éventuellement, le meilleur. L'idée, pour moi, c'était donc : est-ce que je continue comme ça, à ce niveau ? Ben, j'ai arrêté. Même si je joue encore aujourd'hui pour le plaisir.

  • Enfant, vous aviez des idoles ?
    • EK : Beaucoup. Je ne sais pas si vous vous souvenez de Dragan Djazic, de l'Etoile rouge de Belgrade ? Il y avait une génération de joueurs, à cette époque ! Sarajevo avait gagné le championnat de Yougoslavie. On avait joué contre L'Olympiakos en UEFA (1), j'étais au stade, on avait gagné 3-1, c'est le meilleur souvenir de ma vie, je crois. Je n'ai pas pu dormir de la nuit. Sans doute parce que, souvent, les gens, comme moi alors, rêvaient de devenir des footballeurs comme eux. Aujourd'hui, on les jalouse ; là, on les enviait. Contrairement à plein de gens, j'ai toujours pensé que les bons footballeurs n'étaient pas des imbéciles. Pour bien jouer, il faut un excellent sens de l'espace et du temps, qui sont à mon sens les deux repères essentiels dans une vie humaine pour être respecté. Bien sûr, il faut aussi une certaine éducation pour donner du liant. Mais en tout cas, pour moi, un bon footballeur est comme un grand architecte. Le bon footballeur construit la structure du jeu, le dessine. Les meilleurs joueurs du monde sont ceux-là et, parmi eux, Maradona est celui qui se rapproche le plus de l'architecte. Attendez... Ah ! Giulietta ! (Il signe un autographe.) Maradona avait une grande liberté. Il ne se laissait pas empoisonner par les tactiques et les stratégies. Quand on se réfère à son époque on pense toujours à une période révolue. C'était un jeu beaucoup plus basé sur les sensations. Aujourd'hui, on voit courir des pitbulls sur des terrains qui sont devenus trop petits pour leur puissant moteur. Mais c'est vrai aussi dans le basket et dans tous les sports, d'ailleurs. Ils prennent du poids, du muscle, deviennent «explosifs». Dans les années Maradona, ils devaient courir moitié moins vite en moyenne. Mais surtout, le foot demeurait un véritable jeu. Considérez le but qu'il marque seul contre l'Angleterre au Mexique (2), eh bien, il marque la fin de l'individualisme dans ce sport. Maradona pouvait se contenter de ne toucher le ballon que 2 minutes par match. Aujourd'hui, toutes les équipes entendent «conserver» le ballon, voilà le grand changement. (Grand bruit de matériel qui tombe en coulisse, éclats de rire.)

  • Le «grand changement» ?
    • EK : Comme dans le cinéma, il ne faut pas non plus être trop romantique, prétendre que le foot n'est pas aussi bon qu'il était. C'est juste différent. Regardez Ronaldinho, c'est la parfaite conjugaison entre la technique individuelle et la vitesse. Il a juste ses muscles, un peu spéciaux, qui semblent moulés pour envelopper le ballon comme le faisait Maradona. Mais il n'aura jamais l'influence qu'avait Maradona sur un match. C'est comme ce qu'on appelle les «grands événements» dans l'Histoire. Les meilleurs matchs de Maradona font partie de l'Histoire, ce sont des dates historiques, parce que dans ces matchs passaient des messages, dans chacune de ses actions également, comme «la main de Dieu». C'est aussi pour cela qu'il est toujours LE meilleur.

  • Le film que vous êtes en train de terminer sur Maradona, c'est son idée, la vôtre ou alors vous avez décidé ensemble ?
    • EK : Il m'a appelé une fois, deux fois, puis on s'est vus. J'étais très heureux de l'approcher. Pas à cause de sa notoriété mais parce que c'est quelqu'un d'aussi insaisissable dans la vie qu'il l'était sur un terrain. Il m'a prouvé que ce en quoi je croyais était vrai : le football, c'est de l'architecture. Ce sont des lignes invisibles, des courants, en interaction pendant 90 minutes. (Il reconnaît une jolie brune, grande, et la fait passer élégamment dans le minuscule salon où l'on mange, filme, boit.)

  • Un défenseur de Naples a dit, un jour, que quand Maradona avait le ballon les arrières s'arrêtaient de jouer pour le regarder. Vous étiez dans cette position avec lui ?
    • EK : Je vois ce que vous voulez dire. Lors du tournage, on a fait une séance de tirs au but sur un terrain à Belgrade. Après, il est venu me voir et m'a dit : «Tu vois, moi, je ne tape jamais fort dans le ballon.» Il touchait effectivement la balle tout doucement. Après coup, je me suis dit : «Oui, quel footballeur aujourd'hui aurait ce toucher apparemment si doux et pourtant si précis ?» La clé, et c'est ici qu'elle se trouve, relève de la physique, de la géométrie. C'est cela qui hausse le niveau d'un joueur, d'un match de foot. Ce n'est pas la combinaison d'instinct et de force qu'ils ont aujourd'hui.

  • Pour ce film, vous l'avez suivi, vous l'avez dirigé ou vous étiez plutôt un partenaire de jeu ?
    • EK : On a construit quelques buts ensemble. (Il esquisse un sourire.) Pour résumer, je voulais marquer avec lui la fin de notre époque footballistique. Je suis parti de ce fameux match contre l'Angleterre en 1986, où il remonte tout le terrain, passe sept joueurs anglais et marque. J'étais abasourdi. J'ai visionné cette action comme un film. Pour moi, c'était comme étudier le style Renaissance pour un architecte. Comment quelqu'un, à ce moment-là, dans cet endroit-là, pouvait-il passer entre tous ces mecs ? Il revenait de l'avant, il récupère une passe en pivot pour dribbler le premier dans son camp, puis il tourne autour du deuxième et c'est comme si cela avait été écrit pour un dessin animé. Non, pour le cinéma, comme une scène. C'est ce genre de truc qui rend le foot incroyable. Les grands joueurs font les grands événements, ce n'est pas de la fiction et pourtant ça reste totalement irréel. Parce que la balle, la forme géométrique la plus aboutie, vole comme jamais personne ne l'imagine. Chaque match n'est qu'une ombre au regard de cet Argentine-Angleterre qui est magnifique.

  • Votre film est-il un documentaire ?
    • EK : Oui, avec sept chapitres et sept personnages. Parce que je suis persuadé que quand Maradona était en train de dribbler ces sept joueurs il était en fait en train de dribbler la reine mère, Margaret Thatcher, le prince Charles, George Bush et d'autres types de ce genre que je dois encore trouver. Je mettrai des incrustations, pour faire correspondre à sa vie sept personnalités qu'il a dribblées pour ce but historique.

  • Quel est le but, justement, que poursuit Maradona en faisant ce film avec vous ?
    • EK : Le but est politique. Il est catholique mais hait les papes. Il m'a beaucoup parlé de Jean Paul II, responsable de centaines de milliers de morts en Afrique parce qu'il ne voulait pas que les gens utilisent des préservatifs. Mais c'est aussi l'histoire de l'Amérique latine, dont il est le produit. Celle de la dictature militaire imposée par Henry Kissinger et d'autres, celle qui fait aujourd'hui que la majeure partie de ces Américains du Sud pensent l'inverse de ce que les Américains du Nord voulaient leur inculquer au départ. Aujourd'hui, il n'y a plus de gauche, de droite, il y a le résultat d'un processus historique : l'altermondialisme. Cette idée de Karl Marx que toute l'Histoire irait vers le capitalisme d'Etat, ça donne aujourd'hui que nous vivons dans le corporative world. Que des entreprises veuillent mener les populations à l'expression ultime de la démocratie n'a aucun sens. Bientôt, peut-être cinq ou six sociétés auront tous les pouvoirs. Et l'Amérique latine est l'exemple même de l'échec des systèmes totalitaires, autoritaires. Maradona en est la figure symbolique et charismatique, et c'est pourquoi je crois en ce film. Je l'ai aussi suivi jusqu'à Mar del Plata durant les manifestations anti-Bush. J'ai vu la passion du football qui animait ces gens et constaté clairement que ce pays (l'Argentine, ndir) est désormais gouverné par un péroniste (3) : ils ont perdu cette idée de droite et de gauche. On peut toujours être Français ou Italien, mais, si l'on parle sérieusement de politique, la droite et la gauche n'existent plus. Maradona représente ce qui, dans la vie et dans le football, est essentiel. Regardez le Real Madrid avec ses millions de dollars, c'est le Pepsi-Cola du football.

  • Maradona a-t-il conscience de son pouvoir ?
    • EK : Absolument. Il en jouit. J'ai pu détailler plusieurs aspects de sa personnalité. De l'homme politique au danseur de samba à l'échauffement. En bref, je dirais : un excité, petit, gros et fin psychologue. Une incroyable et belle ergonomie, un personnage de carnaval, fait pour la fête.

  • Certains régimes d'oppression, comme l'Argentine pour Maradona ou, dans une moindre mesure, la Grande-Bretagne pour un Irlandais du Nord comme George Best, ont façonné les plus grands footballeurs. Pensez-vous que ce soit à cause de cette pression qui s'exerce sur les hommes ?
    • EK : George Best, le mec de Liverpool ? (4) Peut-être, mais c'est encore le passé ! Aujourd'hui, il faut comprendre que le football est un jeu industriel. Et il va de plus en plus dans ce sens. Alors qui sont les gens qui cassent un peu cette logique ? Des types qui, comme ceux qui dans le basket venaient de Harlem, sont dans la marge, qui ont été oppressés, ont connu la pauvreté et qui se comportent finalement un peu comme les hockeyeurs de l'ex-URSS, se vendent ailleurs. Ce sont les seuls individus qui nous restent.

  • Maradona aurait-il été d'accord pour jouer pour Berlusconi ou Abramovich ?
    • EK : Vous savez, c'est un personnage contradictoire. Il est capable de faire tout ce à quoi vous ne vous attendez pas. Oui, il aurait joué pour Abramovich (milliardaire russe, président du club de Chelsea, ndlr). Je me souviens qu'il m'a raconté que Berlusconi, à l'époque, lui offrait des millions quand il était à Barcelone. Mais Maradona déteste l'autorité. Et il détestait le président de Barcelone, Josep Lluis Nunez, et me disait qu'il était comme João Havelange... Maradona aurait pu jouer au Milan AC, mais Berlusconi a dit que les types qui étaient de bons jongleurs ne marquaient généralement que peu de buts. Et normalement, effectivement, ceux qui sont capables de faire des miracles avec un ballon sont les jongleurs, mais ne sont jamais les meilleurs joueurs. Sans cette remarque de Berlusconi, Maradona aurait pu jouer au Milan. Or, après cette déclaration, Maradona lui a dit d'aller se faire enculer et qu'il ne voulait plus le voir. (Derrière, les musiciens font un boucan terrible, on ne sait pas si ça crie ou si ça rit.)

  • Et pour cette Coupe du monde, comment va la Serbie-et-Monténégro ?
    • EK : Elle devrait aller très loin. C'est la première fois qu'il y a eu un travail cohérent avec cette équipe, qui correspond à notre culture et en même temps à une efficacité du collectif. Nous avons toujours eu de grosses individualités, et cela dans tous les sports, mais aujourd'hui il n'y a pas de juge de paix dans cette équipe, pas de Pancev, pas de Mijatovic. Il y a une équipe, du n° 1 au n° 11.

  • Vous les avez vus jouer ?
    • EK : Oui. Vous vous rappelez la Croatie en 1998 ? Je crois qu'ils étaient collectivement soudés, par patriotisme. Ça se sentait. Je crois au patriotisme dans ces circonstances-là. Suker est le seul joueur dont je me souvienne. Voilà.

  • La Serbie-et-Monténégro 2006 ressemble à la Croatie 1998 ?
    • EK : Ils n'iront peut-être pas aussi loin qu'eux, mais ils ne seront pas loin.


(1) Premier tour 1967.
(2) Quart de finale de la Coupe du monde au Mexique. Le match fut vécu comme une revanche après la guerre des Malouines, en 1982.
(3) Nestor Kirchner.
(4) Emir Kusturica n'aime pas le football anglais et cela se sent. George Best, Irlandais du Nord, jouait à Manchester United.


Propos recueillis par Olivier Villepreux (envoyé spécial à Munich)


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