Entretien avec Emir Kusturica, extrait du dossier de presse de "Papa est en voyage d'affaires, juillet 1985 |
- Emir Kusturica, je crois que vous avez eu beaucoup de mal à trouver un producteur pour Papa est en voyage d'affaires, votre deuxième film ?
- Emir Kusturica : Malheureusement, à cette époque, commençaient à sortir des romans qui parlaient des excès commis par ceux qui devaient protéger en 49-50 la Yougoslavie de l'arbitraire du Stalinism. Il y a eu un certain nombre d'erreurs. Des innocents comme Meša dans "Papa" sont devenus des personnages de roman. Le travail dans les maisons de production se fait selon un principe autogestionnaire. Le Conseil des programmes de Sutjeska Film qui avait produit mon premier long-métrage "Te souviens-tu de Dolly Bell ?", avait d'abord donné un avis favorable. Mais cela se passait juste avant la sortie de "Tren 2" d'Antonije Isaković, roman qui n'avait pas eu bon accueil. Aussi les membres du Conseil Artistique, excepté le défunt Kasim Prohic, craignant la réaction de leurs camarades, ont refusé le scénario. Heureusement, la Yougoslavie était déjà en plein processus démocratique. Quand un Conseil Artistique refuse, on s'adresse à celui d'une autre maison de production. Et au bout de 2 ans, j'ai pris contact avec Forum, à Sarajavo, surtout connu comme importateur de films étrangers. Ils acceptèrent de produire "Papa".
- Vous racontez l'histoire d'un enfant dans les années 50, mais vous, vous n'étiez pas né. Alors, quelle est votre mémoire familiale et collective par rapport à cette période difficile ?
- Dans ma famille, personne n 'a été en prison. Personne n 'a été en conflit politique. Sidran et moi, avons écrit un scénario qui s'inspirait à la fois de son autobiographie et de la mienne. Cette histoire universelle est autant biographique qu'imaginaire. La valeur de ce film tient au fait que cette histoire aurait pu être plausible ailleurs et à une autre époque.
- Ce qui est aussi intéressant, c'est ce regard finalement tendre des enfants vis à vis des adultes. Seraient-ils plus adultes que leurs parents ?
- Personnellement, je n'ai pas vécu la même chose. J'étais enfant unique, choyé, et j'avais beaucoup de tendresse autour de moi. Pour le film, il valait mieux un enfant qui quémande la tendresse, qui cherche à communiquer avec ses parents. C'était un stimulant pour les principaux personnages.
- Comment avez-vous trouvé le petit garçon qui joue le rôle de Malik ?
- Pour chacun de mes films, j'ai toujours voulu mêler des acteurs non-professionnels à ceux dont c'était le métier. J'étais absolument conscient que la réussite de "Papa" tenait au choix de l'enfant qui porterait sur ses épaules la totalité du film. J'ai donc organisé une audition, j'ai vu un millier de garçons et j'ai choisi Moreno De Bartolli
- Que signifie le somnanbulisme de Malik ? L'est-il vraiment ou feint-il de l'être ?
- Malik est vraiment somnanbule. Son somnanbulisme est, au fond, une réaction à une situation conflictuelle qui affecte aussi bien sa famille que son pays.
- Où part Malik à la fin du film ?
- Je vous répondrai simplement que l'action mène vers le départ dans le ciel. Je ne sais pas, au fond, où il est parti. Un certain ordre sur terre a été déréglé, lui est devenu trop compliqué : la seule issue possible à cette tragédie familiale était cet envol... ceci bien entendu pris comme une métaphore. Moreno De Bartolli dit récemment à un journaliste : "ce que j'ai préféré dans le film, c'est le moment où je pars, tout à la fin, dans l'espace". Je pourrais philosopher, raisonner, mais je refuse de le faire... cet envol est peut-être une fuite...
- Fuite devant la réalité ?
- Fuite vers le rêve que nous avons perdu.
- Et le personnage de la mère, pouvez-vous nous en parler ?
- Au départ, le scénario était centré sur la mère, ce qui en soi était assez pathétique. Mais j'ai compris au fur et à mesure que c'était impossible et qu'il valait mieux faire un film sur les deux piliers de la famille, le père et la mère. Dans une première version, elle supportait passivement tout ce que son mari lui faisait. Puis j'ai voulu remodeler le personnage. Finalement, elle résiste, ne garde pas le silence et se bat. En fait, elle ne réagit pas comme le ferait une femme aujourd'hui. Elle n'abandonne ni ses enfants ni son mari. Elle ne détruit pas sa famille. Au contraire, elle la sauve et la fait survivre grâce à son endurance, son stoïcisme et son sacrifice. S'il n 'y avait pas eu de mère, il n 'y aurait eu ni famille ni film.
- Il y a des personnages communs dans "Dolly Bell" et "Papa", surtout les personnages de pères. Ils ont une image d'hommes à la fois forts et fragiles. Que reste-t-il aujourd'hui, ici, de cette société patriarcale très forte située dans les années 50 ? Est-ce que cela a changé ?
- Le père est le symbole de la société patriarcale. Je pense que la société yougoslave ou plus exactement la famille yougoslave est encore patriarcale. Dans mes prochains films, je continuerai à peindre les yougoslaves commes des hommes brutaux mais aussi comiques afin de les rendre plus supportables.
- Cependant Zijo le policier et Ankitza la gymnaste ne sont pas des personnages particulièrement supportables.
- C'est pour quoi j'ai voulu, à la fin du film, donner à ces deux personnages la possibilité de se racheter, de montrer leur humanité. Ils comprennent leur faute ; c'est leur punition. La société où je vis n'a pas pris l'habitude de pardonner. Dès mon enfance, j'étais agressé par sa brutalité. Elle faisait partie de ma vie. En grandissant, j'ai senti un besoin terrible de la dominer, de la rendre supportable. Aussi ai-je rajouté une dimension rationnaliste à mon humanisme que je sentais fragile en mettant en balance la tragédie de l'existence et les principes ironiques de l'humour léger de Voltaire. Je l'ai saisi avec plus d'ampleur dans la littérature tchèque.
- Nous avons parlé de la brutalité dans vos films. Mais il y a aussi de la tendresse...
- Oui, on me dit que cette tendresse serait proche du pathétique. Je n'y peux rien. La vie autour de moi et mon pays oscille entre la brutalité la plus excessive et la tendresse la plus pathétique. Et souvent chez le même homme, chez la même femme, le sublime y côtoye l'abominable. La caractéristique de mes compatriotes, c 'est qu 'ils vont d'un extrême à l'autre sans transition.
- Sans transition d'ailleurs... Vous êtes né à Sarajevo, vous y vivez, une partie de votre film s'y déroule. Comment aimez-vous cette ville ?
- Sarajevo est une des villes les plus étranges d'Europe, une ville très ancienne où plusieurs ethnies, plusieurs confessions vivent ensemble. Presque à la lisière de l'Europe. On pourrait dire qu'elle a un pied en Asie, l'autre en Europe. Dans un de ses textes. La Lettre de 1920, Andrić décrit Sarajevo comme une ville qui, sur une surface de 300 m2 aurait quatre temples : l'église catholique, l'église orthodoxe, la synagogue et la mosquée. Quelqu'un se trouvant au cœur du vieux marché vers minuit pourrait entendre les chants de toutes les religions. Ceci est à mon sens le plus significatif de l'histoire de Sarajevo. Elle possède également, comme d'autres villes d'Europe et du monde, mais bien entendu à une plus petite échelle, une équipe de football, sa télévision, ses cinémas... tout pour une vie "normale" mais aussi des endroits où se déroule une vie "anormale".
- C'est quoi, une vie "anormale" ?
- Mon enfance s'est déroulée dans un quartier assez pauvre de Sarajevo où l'on vivait les choses plus intensément que dans le centre. Les gens étaient très proches les uns des autres et exprimaient leurs sensations d'une manière plus ardente qu'ailleurs. Et cette vie directe, immédiate, spontanée, semblait "anormale" à ceux qui, dans les quartiers du centre mènent une vie bourgeoise ou petite bourgeoise. Pour eux, c'était la normalité. Pas pour moi.
- Dans "Dolly Bell" comme dans "Papa", qui se situaient dans les années 50-60, la religion musulmane est très présente. Est-ce encore vrai aujourd'hui ?
- C'est très compliqué avec "cet islam". Après la conquête Ottomane de la Bosnie et à partir de la fin du XVème siècle, certains Serbes orthodoxes et Croates catholiques, mais surtout le peuple païen bogomile(*), que l'église catholique persécutait depuis des années, ont accepté l'islam. Et bien sûr, leurs descendants vivent encore aujourd'hui. Moi, par exemple, je suis d'une famille qui s'y rattache... mais je suis athée. Dans mes films, je parle de mon enfance et de ce que j'ai vécu. Mais l'islam n'est plus purement traditionnel, même les rituels sont altérés par le fait qu'ils se déroulent dans une famille communiste.
- Dans "Papa" il est souvent question de football. D'ailleurs le film s'achève sur le fameux match gagné en 1952 par la Yougoslavie sur l'URSS.
- Je pense que dans ce film le football c'est l'histoire. Parmi les diverses expériences enregistrées par la conscience enfantine, le football ou plus exactement les matchs que l'équipe nationale yougoslave jouait ces années là était l'évènement historique le plus important. Pour un garçon de 6 ans, ce qui pouvait être l'Histoire, c'était le football. D'ailleurs, le récent match à Heysel entre Liverpool et Juventus prouve que le football c'est aussi la guerre. On m'a même di un jour que la troisième guere mondiale débuterait sur un stade. Ces machs son tellement hystériques et chargés de nationalisme qu'ils ne profitent qu'à la société de consommation de l'Occident... et du monde entier. Que font les politiciens ? Ils réchauffen les sentiments nationaux par le foot : des matchs... qui commencent à ressembler à des combats guerriers.
- Et vous, vous avez choisi le cinéma pour avoir la paix ?
- En tout cas pour fuir cette guerre.
- Godard a dit, il me semble, qu'un tournage, c'est un état de guerre.
- Moi je dirais qu 'un tournage, c 'est un sérieux match defoot. Il a son goal, ses arrières, son avant centre. Le metteur en scène est tout à la fois.
- Les événements historiques qui sont la toile de fond de votre film intéressent-ils la jeune génération de spectateurs yougoslaves ou bien pensent-ils que c'est du moyen-âge ?
- C'est effectivement du moyen-âge pour la génération d'aujourd'hui. Mais j'ai lu qu'au moyen-âge on vivait bien et que l'on était pas si mal... un cinéaste ne doit pas tenir compte des goûts de telle ou telle génération mais sauter dans le vide ; réfléchir dans quelle mesure il satisfait tous les points essentiels de l'existence et de la vie quotidienne. Mais disons-le franchement, les jeunes yougoslaves ont grandi avec le pire des cinémas, des comédies de quatre sous, des plaisanteries de café dont certains prétendent que c 'est de l'art. Par conséquent, je ne tiens absolument pas compte de ce qu'une génération donnée aime ou n 'aime pas. Si pour elle, c'est le moyen âge ou un autre âge. J'essaie défaire ce que je ressens intimement.
- Le point de départ de "Papa", c'est la caricature de Marx assis à son bureau avec l'effigie de Staline derrière lui. La politique est-elle le sujet de votre film ?
- Vous savez, je n 'ai pas inventé le dessin. Il a été réellement publié en juillet 1950 dans le quotidien "Politika", celui-là même que tient Meša dans le film. L'auteur en était Zuko Dzumhur, un caricaturiste yougoslave. Dans "Papa", la politique est prétexte à raconter l'histoire d'un enfant et de sa famille. Par ailleurs je pense que tout film est "politique". Il n'existe actuellement aucun film important qui n'ait pas d'arrière fond politique. Seulement cela devient abject quand la politique est l'unique propos. Je n 'aime pas les films à thèse, ceux qui veulent rendre justice, qui montrent que l'état n'est pas bon, que la police est affreuse, que la C.I.A. empêche quelque chose... Ce sont certainement des vérités, des vérités historiques mais le cinéma ne supporte pas la simplification outrancière. Il est plus excitant de voir dans quelle mesure la politique - comme instrument - influence les vie humaines, les familles, comment elle les ruine ou les aide, comment elle les disperse ou les réunit.
- Alors, quel genre de film faîtes-vous ?
- Je suis un ennemi résolu du film de genre. Les films de genre se font dans des pays à énorme industrie cinématographique. Le film politique ne peut se faire que dans ces pays-là. Pas chez nous qui produisons une trentaine de films par an. Moi, j'ai mis en scène des hommes et des femmes, qui aiment, qui souffrent et qui sont tristes. Ils ont aussi de temps en temps un sourire...
- De quelle génération de cinéastes yougoslaves vous sentez-vous le plus proche ?
- Moi, je suis proche de la génération de... de chaque génération de bons réalisateurs.
- Des noms ?
- Dušan Makavejev, Zika Pavlovic, Srdjan Karanović, Rajko Griic, Goran Marković.
- Que représente pour vous les 5 prix au Festival de Pula après ceux de Cannes ?
- Pula est un Festival de cinéma national yougoslave et Cannes est international. C'est la seule différence.
- Que répondez-vous si on vous classe comme cinéaste de l'Est ?
- Je réponds que je suis un cinéaste du Sud-Est de l'Europe. La Yougoslavie fait partie du Sud-Est de l'Europe, donc je suis un cinéaste du Sud-Est de l'Europe.
- Vous avez eu la Palme d'Or à Cannes. Vous êtes internationalement connu. Avez-vous envie de tourner à l'étranger ?
- J'y serai obligé de toute manière. J'ai en ce moment un projet dont la conception est totalement différente de mon travail habituel. J'ai envie défaire un film dont l'action ne se passe pas en Yougoslavie. Peu importe que je le tourne ici ou ailleurs. L'histoire aurait lieu dans le passé, dans un pays lointain, parmi des Yougoslaves immigrés ; mais à travers l'œil de l'homme que je connais le mieux... c'est-à-dire l'homme d'ici. Une façon d'internationaliser mon cinéma sans pour autant rompre avec mes racines...
Extraits d'un entretien "Étoiles et toiles" réalisé par Martine JOUANDO et Dejan BOGDANOVIC.
Sarajevo - juillet 1985
(*) Les bogomiles : adeptes entre le 13ème et le 15ème siècle d'une doctrine puritaine et anti-hiérachique qui se disait chrétienne et qui rejetait aussi bien la forme catholique que la forme orthodoxe du christianisme. Mais compte tenu de l'inaccessbilité des vallées bosniaques, aucune de ces trois formes du christianisme ne put s'implanter solidement. Kusturica considère à juste titre ces bogomiles comme des païens.
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