"L'enfant magique du cinéma yougoslave", article paru dans Le Monde, quotidien français, le 17 avril 1988 |
Palme d'or à Cannes avec Papa est en voyage d'affaires, Emir Kusturica est une star dans son pays. Il y achève le tournage d'une grande saga sur les tziganes.
Que font les cinéastes révélés par le Festival de Cannes, une fois leur gloire retombée ? "M6 aime le cinéma" a enquêté ; auprès de Spike Lee, de Jim Jarmusch et d'Emir Kusturica, Palme d'or 1985 avec Papa est en voyage d'affaires. Star dans son pays, le cinéaste yougoslave peaufine son dernier film.
Quand le film de Goran Paskaljević est sorti, en France, il y a quelques semaines, celui-ci, qui s'est fait une solide réputation à travers les festivals internationaux, l'a avoué sans honte : ce film qui lui tenait tant à coeur, sur le trafic d'enfants tziganes, avait failli ne pas voir le jour. Et à cause d'Emir Kusturica. Pas par inimitié ou jalousie. "Nos rapports sont très neutres, explique Paskaljević, quoique je sois un peu jaloux de son talent..." Mais Kusturica avait choisi, à peu de choses près, le même sujet. Et au sein de ce petit pays cinématographique qu'est la Yougoslavie, il n'y a pas la place pour deux productions importantes. "On tourne vite de petites comédies, pour récupérer vite son argent, sans ambition, ni artistique ni économique, poursuit Paskaljević. Alors j'ai dû me résoudre à produire moi-même Ange gardien, et à le tourner rapidement comme un documentaire poétisé... Kusturica a plus de facilités. Depuis Cannes, il est chez nous le cinéaste numéro un, une personnalité médiatique d'importance."
Et pourtant, Kusturica n'est pas homme à se laisser griser par son succès. Sa Palme d'or, récompensant une jolie chronique intimiste située dans les premières années du titisme, avait surpris tout le monde, y compris sans doute le cinéaste. Palme attribuée par défaut, peut-être, mais récompensant un vrai cinéaste, habile, pour un second film (le premier, Te souviens-tu de Dolly Bell ? avait obtenu un prix de la première oeuvre à Venise), à créer un climat, et à flatter le spectateur. Bref, un metteur en scène au talent consommé, qui avait mis le doigt sur un sujet en or : le " schisme " yougoslave vu par les yeux d'un enfant, ou de l'influence de la politique sur la vie de famille.
Salué comme l'enfant prodigue à Sarajevo, où il réside, il a pourtant su attendre : refuser les propositions douteuses de Cannon, piètre distributeur de Papa est en voyage d'affaires aux Etats-Unis ; peaufiner un sujet _ c'est-à-dire en abandonner d'autres, comme la Stratégie de la pie, dont il parlait il y a deux ans ; travailler avec le soutien effectif de gens haut placés, David Puttnam, alors à la tête de la Columbia, et Miloš Forman, défenseur zélé de l'Europe à Hollywood.
De cette patience est né le projet de la Maison pour la pendaison (le titre français est approximatif et non définitif). Projet soutenu par une solide avance-distributeur (1,5 million de dollars) de la Columbia. L'histoire d'un enfant tzigane placé dans une maison de redressement pour avoir tué l'homme qui l'avait vendu. "Kusturica a beaucoup de moyens, commente Paskaljević ; s'il veut retourner des scènes qui ne le satisfont pas, il en a la possibilité. Il doit en être à son septième mois de tournage, je crois. Le sujet, d'apès ce que j'en sais, a pas mal évolué. Il n'a pas l'aspect documentaire de mon film. Kusturica veut faire un film plus spectaculaire, il a développé toute une partie mythologique, fondé sur les légendes tziganes : on y verra des maisons qui volent. Des effets spéciaux coûteux que je ne pouvais pas me permettre pour Ange gardien. Il y a au moins une scène commune à nos deux films : les tziganes vont faire leurs ablutions rituelles dans une rivière. Je montrais trois enfants, Kusturica a mille figurants..."
Impression confirmée par Martine Jouando, qui est allée elle-même, pour son magazine "M6 aime le cinéma", sur le tournage du film. "Le tournage a été pas mal retardé, parce que Kusturica avait eu des problèmes avec ses acteurs non professionnels. Mais on comprend qu'il se soit tenu à ce sujet. Kusturica, c'est l'enfant magique du cinéma yougoslave ; il a quelque chose de voyou qui correspond à son film. Il a décidé de le tourner de la façon la plus compliquée possible, en son direct, avec des non-professionnels. Mais plastiquement, c'est exceptionnel ; c'est une saga, un grand film hollywoodien, très classique, avec un goût très pictural pour des tableaux somptueux. Je suis restée trois jours, mais j'ai pris une véritable leçon de cinéma."
Seul revers à cette jolie médaille, la situation du septième art en Yougoslavie. Kusturica, avec ses tournages marathons, reste l'arbre qui cache la forêt. On avait parlé d'une " nouvelle nouvelle vague " dont il serait le chef de file. Mais on n'a plus guère de nouvelles de ceux qui la composeraient, dont Slobodan Sijan, réalisateur de Qui chante là-bas ? Une Palme d'or et, par-delà,un succès international auraient-ils des effets pervers sur le fonctionnement d'une cinématographie nationale ? On espère que non. Car si l'on attend le nouveau Kusturica, qui sera peut-être prêt pour Venise, on aimerait aussi de meilleures nouvelles du cinéma serbo-croate. Goran Paskaljević, abattu, va venir tourner son nouveau film en France. La crise n'est donc pas toujours où on le croit.
ARGELLIES HENRI
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