"Notre Yougoslavie", interview croisée entre Enki Bilal et Emir Kusturica, parue dans L'Express, magazine français, en septembre 1992 |
Bilal et Kusturica – Notre Yougoslavie
Enki Bilal, star de la BD, clôt, le 24 septembre, sa « Trilogie Nikopol » avec « Froid Equateur » (Les Humanoïdes Associés). Emir Kusturica, deux fois primé à Cannes (« Papa est en voyage d’affaires », « Le Temps des Gitans »), achève le montage de son premier film américain, « Arizona Eskimo » (qui sortira en janvier 1993 sous le nom d’« Arizona dream »). Des titres cousins pour des hommes frères. Le premier, fils d’un Bosniaque et d’une Tchécoslovaque, débarque en France à l’âge de 9 ans. Le second, Bosniaque musulman, parcourt le monde depuis sept ans. Quand nous leur avons proposé de se rencontrer pour parler de leur terre natale, l’ex-Yougoslavie, ils ont tout de suite répondu oui. C’était sans doute leur façon à eux de reconstruire le pays.
- L’Express : Enki, parlez-nous d’Emir.
- Enki Bilal : On partage un imaginaire, mais il y ajoute le lyrisme flamboyant. Emir est un volcan qui jaillit des Balkans.
- Et vous, Emir, parlez-nous d’Enki.
- Emir Kusturica : On a en commun une sensibilité, quelque chose d’inné qui nous vient de nos mères, de nos pères, de nos gènes. Une même sève, surgie de l’irrationnel et de la tragique compréhension du monde.
- L’exil vous rassemble aussi ?
- EB : Oui, j’ai l’impression de traîner un bagage en permanence. De semer mes histoires de voyageur en transit. Mais mon exil est plus ancien, moins brutal que celui d’Emir.
- EK : Moi, je me sens gitan. Où que j’aille, j’essaie de m’adapter. Je n’y arrive pas toujours, mais j’essaie. Bien sûr, au début du conflit, je passais dix heures par jour au téléphone…
- Vous auriez pu vous rencontrer dans une cour de récréation ?
- EK : On aurait pu. J’allais à l’école avec des catholiques, des orthodoxes et des musulmans. A l’époque, la Yougoslavie ressemblait à une forêt sauvage. Vous y trouviez les plus belles fleurs du monde. Et elles bénéficiaient à la fois du soleil et de l’humidité. Ca produisait de belles choses, vous savez.
- EB : Puisque, dorénavant, il faut se définir, laissez-moi vous dire que mon père est né dans ce petit bout de Bosnie qu’on appelle Herzégovine. Qu’il a rejoint Belgrade, la capitale de l’Ex-Yougoslavie. Et qu’on palpait déjà le mélange dont parle Emir. A l’époque, des Croates épousaient des Serbes. Des Serbes convolaient avec des Bosniaques. C’était beau, c’était… normal.
- Que pensez-vous du traitement du conflit par les médias et du silence des intellectuels ?
- EK : A la télé, je ne vois que propagande et simplification. Des mères qui pleurent leurs fils et des commentateurs qui assènent : « Une nouvelle fois, les Musulmans souffrent ». Alors que tout s’avère tellement plus compliqué. Mais comment rester objectif ? Neutre, dépassionné ? Si je me trouvais là-bas, si des bombes blessaient ma famille, je prendrais les armes et je me défendrais. Parce qu’à cela, les valeurs ne résistent pas.
- EB : Cette guerre, au fond, n’a commencé à intéresser les médias qu’au moment du massacre des civils et de la découverte des camps. Avant, elle était peu traitée ou très mal. Anne Sinclair – journaliste compétente – n’a longtemps posé aucune question à ses invités politiques sur le problème yougoslave. Moi, j’attendais pourtant la réaction de ténors comme Raymond Barre. Côté intellos, Finkielraut a été le premier à monter au créneau, mais il a défendu une vision manichéenne en optant pour les Croates. Tout ça montre bien le désarroi général. Désarroi devant la fin des blocs, des idéologies, du siècle. Même mon père s’avoue désemparé. Un jour, il rejoint le camp pro-serbe, le lendemain, il s’affirme pro-croate.
- Comment avez-vous ressenti le voyage de Mitterrand à Sarajevo ?
- EK : C’était un geste historique parce qu’il témoignait du courage français. Mais si, aujourd’hui, vous l’évoquiez là-bas, on vous arguera que la France a trahi la Yougoslavie. Les Etats-Unis aussi. Les Bosniaques ont toujours cru que quelqu’un viendrait. Mais personne ne viendra, puisque personne ne possède d’intérêts dans la région.
- EB : J’ai également trouvé ce coup de poker très brillant. Mais j’ai pensé qu’il déclencherait une réaction en chaîne d’une plus grande solidarité, d’une plus grande efficacité. Bref, d’une plus grande intelligence. Quelle déception ! J’ai peur que nos hommes politiques, et je ne parle pas de Mitterrand, ne se montrent incompétents par manque de culture et de compréhension.
- Doit-on vraiment, pour éclairer ce drame, remonter à Tito ?
- EB : Tito, c’est la chape qui a tout recouvert, tout endormi. En ménageant aux Yougoslaves l’illusion d’une petite vie agréable, il a plongé en hibernation les frottements nationalistes et religieux. Sous Tito, il n’y avait pas de pénurie, il y avait du tourisme. Une tradition d’ouverture. Effet pervers : la population ne se fabriquait aucun anticorps pour supporter l’effondrement du régime.
- EK : Il a raison, Enki. La Yougoslavie figurait le bon élève de la guerre froide, mais ce qui se passe aujourd’hui était profondément enraciné dans le titisme. Les nationalismes ont poussé sur les cendres que Tito avait laissées.
- Ils hibernaient depuis longtemps ?
- EB : Moi, j’ai débarqué à Paris en pleine guerre d’Algérie. A l’époque, les étrangers étaient suspects et j’ai voulu m’intégrer le plus vite possible. Quand – sur le tournage de « Bunker Palace Hotel », à Belgrade – j’ai revu des compatriotes, ils ne me percevaient pas comme l’un des leurs. Je leur parlais et ils me répliquaient : « Tu es yougoslave, d’accord, mais de quelle ethnie ? »
- EK : Aujourd’hui, on vous oblige à choisir un camp. Si vous restez en Bosnie, vous êtes forcément pro-serbe. Si vous quittez la Yougoslavie – et moi, je dis toujours la Yougoslavie – vous devenez un criminel de guerre. Ca sonne comme un drame de Shakespeare. Serbes et Croates ont commis les mêmes horreurs, mais les Croates, eux, les ont commises en gants blancs. En vérité, depuis 200 ans, personne n’a jamais pu initier politiquement le pays. Toutes les racines du mal ont proliféré. Chaque fois qu’il y a eu une nouvelle utopie d’ordre mondial – Napoléon, Hitler – la Yougoslavie a payé le prix fort. Les Musulmans de Bosnie trinquent parce que personne ne s’est allié à eux.
- L’Europe a donc failli à sa mission ?
- EB : Elle aurait pu sauver le pays, intégrer la Yougoslavie au sein de son économie. Elle n’a pas bougé. Ca me choque beaucoup.
- EK : Moi, je savais que l’Europe ne cillerait pas. J’ai rencontré quelqu’un de la commission Badinter. Il a baissé les bras en soupirant : « Que pouvons-nous faire ? ». Pourtant, il suffisait d’intimer aux Slovènes, aux Croates, aux Serbes, bref, à tout le monde : « Restez dans le cadre de vos républiques, nous vous laisserons entrer dans la CEE ». Mais l’Europe, cette pétocharde, n’a pas voulu partager le gâteau avec un partenaire aussi imprévisible.
- Comment voyez-vous l’avenir ?
- EB : Sans avenir. Il faut espérer un retour à la raison. Un sacré coup de balai de l’Histoire pour nettoyer tout ça. Le salut, malheureusement, ne viendra pas des jeunes. Ils sont aussi intolérants que leurs aînés. J’ai su que, des deux côtés, on avait libéré des repris de justice, qui composent maintenant la plupart des milices. Des repris de justice qui deviennent des héros, il y a de quoi enchaîner BD et scenarii.
- EK : Moi, j’ai un projet, mais on ne m’autorisera pas à le réaliser, puisque là-bas, comme tant d’autres exilés, on me prend pour un ennemi. Tout sombre dans le chaos. Les valeurs, les hommes forts. On voit naître, à Londres, à Paris, des petits Jésus-Christ, des petits intellectuels qui se découvrent grands patriotes. L’Histoire perd la boussole. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les professeurs serbes descendaient dans la cour avec leurs élèves pour être fusillés par les Allemands. Aujourd’hui, dans les montagnes, les profs lancent des grenades sur leurs étudiants.
- Pourquoi, Enki, avoir situé votre BD en Afrique ?
- EB : J’ai voulu rompre avec ce champ de manœuvre pour journalistes que sont devenus l’Est et l’Europe. J’ai peut-être pressenti qu’on entrait dans une ère d’accélération et de désarroi, je sais, je le redis pour la énième fois. Le monde s’emballe trop vite pour la BD, qui demande un temps d’exécution très long. Alors, je me suis raccroché à la conclusion de « La femme piège », à son ouverture vers le Sud. Dans « Froid Equateur », on discerne quelques petites traces de la crise comme une échelle de la haine serbo-croate. Je le regrette un peu. Ca m’a échappé.
- Dans votre œuvre, le thème de l’oubli est omniprésent…
- EB : Emir se réfugie dans le rêve. Moi, dans l’abrasion. Mes personnages ont la faculté d’effacer. Je la détiens aussi. Enfin, je m’y efforce. Comment gommer la Bosnie… Ce qui vous hante…
- Croyez-vous au rêve américain ?
- EB : Quand je suis arrivé en France, mes copains ne juraient que par l’Amérique. En réaction, j’ai développé une fascination pour l’Est, pour l’URSS, ce qui n’était pas très bien vu.
- EK : Pour moi, l’Amérique représentait une énorme métaphore. Elle mêlait les voitures, John Wayne, Hollywood, les jeans et Jerry Lewis, qui se retrouve dans « Arizona Eskimo » (ex « American dreamers »). En touchant le rêve, j’ai perdu la métaphore. J’ai trouvé une crise économique et des tas d’imbéciles. Il y a tant d’imbéciles dans l’industrie du film qui ne pensent qu’à vous abattre moralement. L’Amérique que j’aime ressemble au cinéma qu’elle ne crée plus.
- Si vous deviez garder une image de la Yougoslavie ?
- EB : Ce serait les trottoirs en pente de Belgrade, le parc Kalemegdan. On pourrait poser une caméra et on verrait passer les saisons et les tramways. Du moins si les bombes savent les épargner.
- EK : Le petit appartement d’une pièce et demie, où nous vivions à trois. Il y aurait un arbre, et ma mère y étendrait le linge. Ce serait la fin de l’hiver, on se sentirait heureux. Mais reste-t-il encore un arbre à Sarajevo ?
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