"Les films doivent être plus grands que la vie". Interview donnée par Emir Kusturica à l'occasion de la sortie de son film "Arizona Dream" en 1993, et publiée dans le journal Le Monde. |
Emir Kusturica ressemble à un grand petit garçon, mauvaise tête-bon coeur, rugueux et charmeur, toujours sur le point de s'en aller. Il est né à Sarajevo, il y a trente-trois ans. Il a été une rock star dans son pays. Ses films montrent tous des enfants en train de grandir, des animaux emblématiques et curieusement séduisants, des mondes qui disparaissent, et des tentatives splendides de décoller à la fois du sol et de la réalité. Long et difficile à réaliser, Arizona Dream est son premier film américain.
HEYMANN DANIELE, FRODON JEAN MICHEL
- " Vous avez décidé un jour qu'il vous fallait rêver pour survivre ?
- Emir Kusturica : C'est venu naturellement. Je suis arrivé en Amérique et j'ai eu peur. La même peur que j'ai éprouvée lorsque je suis entré pour la première fois dans la grande cathédrale gothique de Prague. Je me sentais si petit, un tout petit morceau de rien. Perdu. Les rêves du film sont donc une manifestation d'autodéfense. Je ne dis pas que je sois le seul à rêver, je ne dis pas que je suis unique, je dis que mes rêves sont ceux d'un type qui vient d'une partie assez sauvage de la planète, une partie de la planète civilisée d'une bien curieuse façon.
- Quand vous êtes arrivé aux Etats-Unis, c'était dans l'intention de faire un film ?
- Non, j'avais été appelé à New-York par quelqu'un que je considère comme un très grand metteur en scène, quelqu'un qui a su devenir un cinéaste américain sans pour autant se renier, Miloš Forman. Il m'a appelé pour que je lui succède à l'Université, que je donne des cours de cinéma. Au bout d'un an et demi, j'ai réalisé que je n'avais rien vu, je vivais chez moi, je sortais peu, je lisais beaucoup. Raymond Carver, Jim Harisson, d'autres encore. C'est en découvrant cette littérature que je me suis rendu compte à quel point notre regard sur l'Amérique était faussé par l'image que nous en renvoie Hollywood. Ce que je hais dans le cinéma hollywoodien, pas dans le cinéma américain qui est tout autre chose, c'est le naturalisme. J'essayais d'expliquer ça à mes étudiants. Ils ne font pas la différence entre la réalité et le réalisme. Ils pensent que la vie est plus grande que les films, c'est faux. Les films doivent être plus grands que la vie. Dès l'instant où vous posez une caméra dans les rues de New-York, vous prenez une décision artistique et, comme dit Godard, une décision morale. Je pense que le naturalisme est revenu dans les films à travers la télévision, cette tueuse de cinéma. Quand je vois à la télé l'armée américaine débarquer à Mogadiscio avec les marines maquillés en Rambo, je me dis qu'il faut à tout prix résister à ça.
- Pourquoi êtes-vous parti d'un scénario américain pour Arizona Dream ?
- Question de vocabulaire, d'expression. Il fallait que le premier regard soit d'un autochtone. Pour que je puisse dire que le rêve américain n'existe plus, j'avais besoin de savoir ce qu'il avait été, dans ce pays où les vieilles voitures sont devenues des statues symbolisant son idéal. " Echapper à sa culpabilité ".
- Vous avez délibérément voulu retrouver des formes de mises en scène américaines en tournant ?
- J'ai beaucoup appris du cinéma américain, en particulier celui des années 70, qui est pour moi l'âge d'or. Il me semble qu'il y a une faiblesse dans le cinéma européen, y compris la nouvelle vague, et toutes les autres nouvelles vagues qui sont nées dans tant de petits pays, c'est l'absence d'utilisation des gros plans. En cette fin de siècle, nous sommes entourés de tant de choses complexes et disparates que le gros plan peut retrouver sa fonction de jadis. Dans Autant en emporte le vent, dans tous les grands mélodrames, un gros plan immobile transmettait l'énergie, servait à capitaliser l'émotion.
- Dans Arizona Dream, Faye Dunaway essaie tout le temps de voler. Vous avez le sentiment, vous, d'avoir atterri ?
- Je ne crois pas. Mon idée du cinéma est toujours de faire tout s'envoler. Je me sens très proche de Tarkovski de ce point de vue, et du sentiment très fort qu'il avait des éléments naturels. J'essaie de garder ces vieux repères. En ce qui concerne le vol, il est significatif que David Atkins, le garçon qui m'a apporté le scénario, voulant faire de Faye Dunaway un personnage infantile, ait proposé de l'entourer de poupées et de jouets. Ça m'a paru une idée psychologique, et pas du tout cinématographique. Ma première impression quand je suis arrivé en Arizona a été : " Bon dieu, si je vivais ici, je m'envolerais ", on sent un besoin de planer au-dessus de ces immensités, de ce désert.
- Les machines volantes du film sont une utopie rétrograde, quand tout le monde prend l'avion et qu'on vend des ULM partout.
- Ce n'est pas important. On croit les Etats-Unis modernes et unifiés parce que la télévision arrive partout, mais en fait on y trouve beaucoup de gens décalés, qui vivent dans une autre époque, des dinosaures, en particulier des cinglés comme le personnage qu'incarne Faye Dunaway. Elle a des raisons d'être comme ça, elle a été traumatisée dans son enfance, elle a tué son mari, voler est un moyen d'échapper à sa culpabilité.
- Songez-vous à refaire un film en Europe ?
- C'est une question politique. Je veux rester un cinéaste européen, qui fait des films partout. Je me sens comme un fabricant de ponts, qui crée des liens entre des lieux différents. J'avais ce projet, Un pont sur la Drina, le chef-d'oeuvre de notre littérature, écrit par Ivo Andrić, notre Prix Nobel de 1961. Si nos dirigeants l'avaient lu, il n'y aurait pas la guerre. Mais ce qui se passe en ce moment modifie si profondément la réalité que plus rien ne sera jamais pareil. Le Temps des Gitans a été mon premier pas hors de mon jardin, vers une autre culture que la mienne. J'ai commencé à apprendre à regarder une autre société. Mais je ne pourrais pas faire un film sur ce qui se passe aujourd'hui en Yougoslavie, ce serait de la télé, et je n'ai aucune confiance en la télé, j'ai besoin d'une distance historique.
- Avez-vous quelques regrets concernant Arizona Dream ?
- Non, aucun regret en ce qui concerne le film. Mais le souvenir du regret terrible que j'éprouvais chaque jour pendant le tournage, de rester là, en Amérique, de ne pas retourner chez moi, à Sarajevo. Ce sentiment d'être coupé en deux. Chaque jour je me disais, je vais partir, et chaque jour, non, je reste. J'ai essayé tant de fois auparavant d'aider mon pays, et voilà où nous en sommes. Je voudrais dire quelque chose, s'il vous plaît, c'est important. J'ai été parmi ceux, très peu nombreux en Yougoslavie, dans l'ex-Yougoslavie, qui se sont bagarrés pour que soit évitée cette catastrophe. Je peux m'identifier à chaque larme qui est versée là-bas, à chaque enfant qui y est resté, à chaque souffrance qui y est éprouvée. Mais je ne peux m'identifier à aucun parti qui s'y déchire, à aucune des conceptions politiques qui essayent de s'y imposer. Chacun va de son côté, chacun réécrit sa propre histoire, avec ses propres héros. En mon âme et conscience, je crois qu'aucune république indépendante ou dépendante nemérite qu'un seul enfant, qu'une seule femme, qu'un seul homme soit tué. Et, en ce qui me concerne, il faut que je vous dise, quoi qu'il arrive, je ne pourrais m'identifier à aucun des futurs vainqueurs de cette horrible guerre.
Interview donnée à M. Bouineau par Emir Kusturica à l'occasion de la sortie de son film "Arizona Dream" en 1993, et publiée dans le "Petit livre d'Emir Kusturica". |
Emir Kusturica est un homme secret et presque insaisissable. Un peu comme Stanley Kubrick, ses oeuvres exigent et défient en même temps l'analyse. Emir ne parle pas : il est comme son flétan, il "sait" ! Dans la majorité des entretiens qu'il accorde, il ne se borne en fait qu'à des réponses évasives ou pratiques. Pour aller plus loin, il faut le guetter ("Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ?") ; il est si sympathique et désarmant qu'il devient difficile de lui plaquer la pression exigée pour ce genre d'exercice. Si quelqu'un tente de percer son intimité propre, il se ferme aussitôt... Ces propos, recueillis entre le 25 février et le 6 mars (1993) en Normandie, sont hybrides, sans cohérence évidente. Kusturica passe du pragmatisme à l'hermétisme avec l'aisance la plus totale et il y a certainement de quoi en décontenancer plus d'un. Nous avons choisi de vous les livrer à l'état brut et de vous laisser lire entre les lignes, pour tenter de conserver leur énergie et leur émotion. De toute façon, Kusturica restera sans doute encore longtemps inexploré, telle une forêt vierge, si dense que des années d'investigation ne suffiraient pas à le défricher. Le secret d'Emir, bien gardé, se trouve dans ses films.
- On a dit que "Le temps des gitans" était une forme d'hommage à "L'Atalante" de Jean Vigo. Expliquez-nous ça ?
- Emir Kusturica : Il s'agit d'une partie logique du film : sa moelle. C'est bien plus qu'un hommage ! A chaque fois que je vois un bout de "l'Atalante", je reste persuadé que c'est sans doute le meilleur film jamais réalisé. Je ne sais pas exactement si c'est dû à ses qualités pures ou au laps de temps pendant lequel le film a finalement été mené à bien, ou les deux réunis. Les parties dialoguées ne sont pourtant pas très développées, le son est limité en qualité mais sa rencontre avec l'image s'effectue dans les meilleures conditions possibles, malgré tout. C'est l'un des premiers films sonores, vous savez ! Il recèle tant de plans différents, tant de cadrages savants, le tout au service d'émotions simples. Aujourd'hui, il serait pratiquement impossible à réaliser. Il faudrait tenter une allégorie... Ce film contient sans doute la sève nécessaire pour comprendre l'être humain. C'est vraiment mon film favori et je lui paie un tribut tous les jours de ma vie.
- Les rêves d'amour ne se réalisent-ils jamais ? ou peut-être grâce au cinéma ?
- J'ai appris une chose lorsque j'étais étudiant. L'amour, la mort, la naissance : tous ces éléments doivent figurer dans un film. Ainsi, lorsque j'apprenais le cinéma, j'ai toujours entendu dire que l'histoire des films se développait similairement à celle des architectures ; ces maisons et ces gratte-ciels construits par les hommes. Cela revient au même, ce sont des "morceaux choisis" parmi les plus importants moments de la vie. Y incorporer l'amour revient à ce qu'il y a de plus beau dans l'existence. Je ne sais pas si l'amour devient réalité ou non, mais je sens qu'il doit absolument faire partie du drame pour être compris.
- D'où le symbole de la caméra amateur dans vos quatre longs métrages ?
- Je souhaite mesurer la réalité et le cinéma d'aujourd'hui, surtout celui d'Hollywood, qui ne fait plus aucune différence entre réalité et naturalisme. La réalité est quelque chose de "choisi" dans la vie de tous les jours, puis intégré dans un autre contexte. Il n'y a pas que la caméra amateur dans mes films, mais également des personnes qui vont au cinéma. Comment mesurer le degré de réalité, en permanence dénaturé par la main mise hollywoodienne ? J'essaie de m'imposer comme un témoin de quelque chose, un spectateur privilégié. Je peux ainsi nager, danser à l'intérieur des autres personnages. Je possède cette mémoire de devenir le héros principal des films auxquels j'assiste. Vous pouvez essayer de donner un sens à votre vie et à la fin, vous rendre compte qu'il n'y en a aucun. Je n'ai jamais essayé de donner un grand sens à mes films, un peu comme les amateurs. Je tente juste de replacer mon énergie et mon feeling sur l'écran. En général, je ne dispose ni de bons scenarii, ni de bons dialogues, mais je m'en sers comme détonateurs en essayant par la suite de rester intègre.
- Comme le rappelle Vincent Gallo dans "Arizona dream", le principal est d'être un artiste même si l'on est un artiste raté...
- Les sensations sont souvent à l'opposé de ce que veut dire le cinéma. Alors, on peut prendre la décision de rester en dehors du système. Heureusement, dans mon cas, même si je ne me dirige pas dans une voie très classique, je peux néanmoins toucher une large audience, partager les émotions que j'aie à offrir aux autres. C'est là le sens, je pense, de la phrase prononcé par Vincent Gallo. Un artiste raté et un artiste tout court reviennent au même. Le principal est d'essayer quelque chose ; ce n'est pas grave s'il n'y a que deux personnes pour vous écouter. Nous approchons de la fin du siècle et toutes les formes d'art classique sont épuisées. Mais, d'un autre côté, ces formes sont encore de mise surtout au cinéma, car personne n'a trouvé d'autres solutions, une autre voie. Mon idée est simple : si j'apporte l'énergie, l'art pur dans le sens non calculé du terme, même si la facture ou le message du film ne correspondent pas tout à fait à ce qu'attendent les gens, ils viennent et s'asseoient devant l'écran. Ils savent qu'il n'y a pas de tricherie et qu'ils peuvent s'identifier, venir avec leur coeur sans avis préconçu.
- "Les femmes, c'est comme le sel, ce n'est pas indispensable mais c'est plus fade sans elles", dixit le père dans "Dolly Bell". Quelle est votre conception des femmes ?
- Les personnes dont je parle dans mes films sont issues de petits pays, de contrées naturelles, comme moi. Elles n'ont pas clairement ce problème en tête, ne font pas vraiment la distinction entre les sexes : les choses sont comme elles sont. En préparant mes films, tous sauf peut-être le premier qui est très proche de moi adolescent, en un sens très autobiographique, je n'ai jamais insinué quoi que ce soit qui puisse d'une façon ou d'une autre faire croire à une différence quelconque entre les rôles de femmes et les rôles d'hommes. J'ai tout de même pris conscience de ce problème pendant la conception de "Papa est en voyage d'affaires". Je me suis dit : "Si nous faisions un films sur la Mère" ; et je me suis vite rendu compte qu'adopter ce parti-pris pouvait devenir si complexe, si proche de Freud et de la psychanalyse, que je me suis enfui dans une autre direction. J'ai préféré m'extraire de cet étau. De ce fait, dramatiquement parlant, l'homme et la femme demeurent au même niveau, également traités et montrés. Depuis, j'essaie de maintenir ce cap, rester au milieu pour pouvoir regarder dans les deux sens. Je ne suis pas forcément objectif par rapport à la vie de tous les jours dans les différentes religions. Mais les films, selon l'expression consacrée, doivent être "bigger than life". Ils ont pour moi la fonction de faire découvrir et de montrer la part d'humanité capable d'englober tous les péchés du monde.
- Vous considérez-vous comme un artisan ?
- J'ai un problème avec le cinéma contemporain. Pour moi, la fabrication des films est comparable à celle des tapis. C'est comme cela que je me représente ma façon de faire du cinéma. Quand je vois de très beaux tapis, je les compare à des films bien réalisés, cela pour une raison simple. Je ne démarre jamais avec le sentiment d'avoir une "belle histoire" dans laquelle une jeune femme tomberait amoureuse d'un très beau jeune homme et s'ensuivrait alors une brillante histoire d'amour échevelée. Je n'ai pas l'impression de posséder un matériau de base puissant et contrôlable. Ce qui m'excite, c'est le processus de fabrication, qui me rappelle l'artisanat du tapis, fait d'un certain nombre de petits riens qu'il faut chercher, de couleurs combinées, d'une extension de sensations disparates mixées harmonieusement, mais rien de très rationnel en tout cas. Il en résulte une association très rare que peu de cinéastes peuvent s'offrir, piétinés qu'ils sont par l'industrie et par les vieux remparts du cinéma.
- Vos héros sont des défavorisés. Leurs dons ne servent a priori pas à grand chose, mais se révèlent être des atouts majeurs pour tirer la sonnette d'alarme de la société (Malik le somnambule, Dino l'hypnotiseur, Perhan le tordeur de fourchettes, Grace la léviteuse...). Qu'en pensez-vous ?
- Il s'agit de l'appréhension initiale que j'aie de la conception d'un film, totalement anti-rationnelle. J'ai besoin des tourments inhérents à cette option. Je les réclame car ils m'aident à m'échapper de la gravitation. Je pense que c'est la façon dont les films doivent se concevoir, et non comme dans les films de science fiction, du moins la plupart, qui se cachent physiquement derrière des explosions, mais avec une touche humaine, à la manière des peintures de Chagall. Je pense profondément que l'idée même d'un film et de son équipe est intrinsèquement belle, mais elle bouge, elle n'est pas statique. Je vis dans cette fin de siècle et je ressens le besoin de "bouger" les choses. C'est pourquoi, si j'ai une chance immédiate de montrer qu'une personne est tombée amoureuse d'une manière visuelle, de montrer les choses en lévitant jusqu'au bord du ciel, je la saisis sans problème. Je pense que les films de cinéma sont des peintures de la réalité. J'ai toujours été impressionné, émerveillé par la manière dont Chagall dépeint tous ses personnages fabuleux, contorsionnés dans d'incroyables positions. Cela montre que tout est possible, les gens peuvent s'envoler, flotter dans l'espace. Pourquoi serait-ce impossible ?
Aujourd'hui, l'optique, la façon de "toucher" l'audience a changé. Regardez MTV et leurs clips à longueur de journée dans lesquels le respect formel de l'optique est détourné. Dans "Arizona dream", j'ai tenté de transfigurer la relation entre Johnny Depp et Faye Dunaway. Ils ne se disent pas "je t'aime" mais c'est encore plus fort que ça. C'est à la fois naturel et profondément existentiel. Peut-être me suis-je un peu éloigné de "Dolly Bell" qui fonctionnait pourtant de la même façon, mais je pense qu'artistiquement la compréhension de mes films ne pose pas d'énormes problèmes. Ils partent tous d'un pur réalisme pour parvenir à quelque chose qui tient plus de la magie, d'une plongée dans l'irréel. La chose la plus importante en fin de compte, c'est que je n'ai jamais laissé en route ma substantielle et basique connexion au réalisme. Je n'ai fait qu'en sélectionner des parties que je combine ensuite à d'autre éléments plus irrationnels, mais cela demeure du réalisme.- Y a-t-il une issue à notre société ailleurs que dans les rêves ?
- Je ne vois pas d'issue. Les gens en attendent une depuis 2000 ans. Peut-être que le siècle dans lequel nous vivons rend les choses plus sophistiquées et on oublie de dire que le principal est d'émanciper l'individu. En fait, ce siècle prend un malin plaisir à améliorer ce qui nous entoure en laissant l'homme à la dérive. C'est ma plus grande angoisse. Les gens deviennent si rationalistes que l'issue (mentionnée par Dostoïevski, qui explique en gros que l'homme doit toujours trouver une solution à ses problèmes, du moins que cette solution existe), cette issue donc, n'existe que pour ceux qui acceptent de rêver, de se reconnaître dans ce simple miroir de l'esprit humain. Je considère personnellement que les rêves humains sont le seul refuge de l'âme et de ses répercussions dans la réalité. Notre planète est débordée par les problèmes sociaux et politiques, historiques également. Le dieu technologie n'est pas sensé les résoudre, il n'est que le résultat du développement de ce siècle dans lequel l'homme est obligé de prouver sans cesse quelque chose. Et la femme n'est pas épargnée. Le rêve apparaît alors comme une merveilleuse retraite, un paravent destiné à conserver la partie la plus noble de l'espèce humaine. Les ordinateurs ne parviendront jamais à lire les rêves. C'est une sauvegarde pour nous, pour nous différencier...
- Le retour à la réalité n'en est-il pas plus difficile ?
- Bien sûr, la réalité est la grande question en fait. C'est ce qui est vu par des yeux fâtigués, un cerveau amoindri. Aussi l'aspect subjectif de la réalité est faussé par le poids des siècles, par le joug de ceux qui ont asservi l'humanité, par la crainte et la misère qui en ont découlé. Le pouvoir dans une main, la pauvreté dans l'autre, surtout aujourd'hui où le trip de l'ego est si développé. Je ne sens pas la perspective d'un développement prochain du niveau initial de l'être humain.
- Vos films sont désespérés et en même temps terriblement jubilatoires. Est-ce une forme d'extrémisme ?
- Je ne sais pas. Cela dépend de l'endroit où vous vous placez. Je ne rêve que de comédies mais je ne réussis jamais, probablement à cause de mes gènes, de mon hérédité, branchés sur l'onde tragique de la vie dans les pays balkaniques d'où je viens, qui m'empêchent d'aller totalement vers la comédie.
- Il y a aussi tous ces symboles : le ballon, présent dans trois films comme fil conducteur ; les animaux, notamment le dindon et le poisson. Que signifient-ils réellement ?
- Le poisson dans "Arizona dream" est un très bon exemple de ma façon de créer des métaphores. Le poisson signifie la solitude, quelque chose de grandiose, d'immense pour moi, une sorte d'opposition entre une explication rationnelle et l'histoire de l'humanité. A chaque fois que je regarde les yeux d'un poisson, je vois une marque d'intelligence réelle, quelque chose de très humain aussi, totalement à l'opposé de l'histoire de l'être humain, de son itinéraire et de son ascension sociale et historique. Le poisson est donc pour moi l'essence de l'être humain, sa fondamentalité, préservée en quelque sorte de tout changement. Cela confirme ma position selon laquelle l'homme est issu de la mer, du poisson. Je ne crois pas en un développement linéaire de l'histoire de l'humanité. Je crois plutôt à des choses métaphysiques du genre "le poisson ne pense pas parce qu'il connaît chaque chose". C'est en tout cas l'impression que j'aie à chaque fois que je rencontre un poisson. Le problème est de l'introduire dans un film sérieux et pas très bon marché sans se heurter à l'avis de certains spectateurs qui pourraient ne pas comprendre sa signification. La seule chose que je peux leur dire, c'est qu'ils n'ont pas à comprendre, juste à supporter le trouble pendant 2h15, c'est tout ! A l'inverse, il est possible de trouver une explication rationnelle à l'incursion du poisson. Si vous allez au cinéma, qui vous oblige à comprendre instantanément ce que vous voyez ?
Lorsque je suis arrivé en Amérique, je me suis senti comme un poisson. Non pas un poisson dans son élément naturel mais dans le sable ; certainement pas comme un oiseau libre et batifolant, mais comme un étranger dans un drôle d'aquarium. Quant au dindon du "Temps des gitans", il fait partie d'une mythologie privée, une tradition. Au moment même où il est mangé par l'oncle, la tragédie fait son apparition dans le film. Chez les gitans, quand la famille mange le dindon, c'est en quelque sorte pour détourner le destin de Perhan. Tout ce qui a pu avoir lieu avant ressemble au cauchemar qui sépare l'enfance de l'âge adulte. Je n'ai pas de signification pour le ballon. Je suis juste attiré et fasciné par ses formes géométriques. Le cercle est une figure importante dans ma vie et j'essaie de la connecter à mon métier de cinéaste.- Et ces images récurrentes : l'envol, l'initiation, présents dans tous vos films... ?
- Je ne cherche pas à créer des symboles à tout prix. Je veux juste positionner mes héros dans les aléas de la vie, munis des passeports obligatoires que sont les cérémonies funèbres, les fêtes et les mariages ou les anniversaires, toujours célébrés comme on célébrerait le printemps. C'est toujours un mélange, subtil je l'espère, de réalisme et de surréalisme. Je présume qu'on retrouvera ces symboles dans mes prochains films, mais ce n'est pas du tout calculé de ma part.
- A propos, que sera votre prochain film ?
- Avant de me lancer dans "Crime et châtiment", un film en 16mn dans le New York actuel, je vais tourner "Underground" ("Le Souterrain", produit par Ciby 2000 et la compagnie allemande Pandora). Ce sera un film tourné en serbo-croate, sur deux partisans durant la Seconde Guerre Mondiale qui cachent des gens dans les sous-sols de Belgrade. L'un d'eux a une aventure avec une femme aisée. A la fin de la guerre, il prend conscience qu'il ne peut conserver l'amour de la jeune femme qu'en demeurant dans le souterrain et en lui faisant croire que la guerre continue. Il n'aurait pas les moyens de supporter son niveau de vie à l'extérieur. Il est donc obligé de faire croire à tout un peuple que le conflit persiste et à les persuader d'organiser un monde à l'intérieur du monde. C'est la porte ouverte à toutes sortes de trafics. Il s'agira d'une comédie dramatique.
- Vous essayez en permanence d'échapper à l'attraction terrestre, de voir la ville d'en haut. Expliquez-nous cela...
- Mon désir est d'être à la place des anges, de rêver comme rêvent les jeunes gens. Adopter le point de vue de l'Ange pour savoir comment l'esprit humain peut léviter. Si l'on prend une caméra, on se rend compte qu'elle est capable d'aller partout où l'esprit va, de s'infiltrer dans les fantasmes. On peut tout faire avec une caméra. Pour ma part, je peux filmer ce que mon âme ressent, c'est ce que je ressens à chaque fois que je réalise un film. La caméra n'est faite que pour représenter l'intérieur de votre âme d'une façon limpide. Vous pouvez la placer à la hauteur que vous voulez, lui donner l'angle de vision que vous désirez. Elle n'est qu'un instrument.
- L'acte d'amour est le plus souvent violent, passionné, consentant et forcé en même temps. Ne trouvez-vous pas ?
- C'est mon tempérament, calme et violent à la fois. J'ai certaines explosions qui tranchent avec mon flegme apparent. C'est quelque chose de très personnel vous savez. J'aime les extrêmes et mes films s'en ressentent. Dans ma vie ainsi que dans mes films, je peux être très tendre et très coléreux. J'aime les sentiments humains ultimes qui combinent tant d'éléments différents au même moment. L'acte d'amour ne peut pas être déconnecté de ce fait. Si vous observez les animaux, vous vous apercevrez qu'ils peuvent être très brutaux et très tendres dans un laps de temps assez court. Si vous comparez les animaux à l'homme, vous verrez qu'ils protègent naturellement leur famille, sans haine, à l'instar de l'homme. J'essaie de me comporter comme un animal, de retrouver ses saines extrêmes.
- De tout cela ressortent des choses simples. Tout est facile à faire, à la portée de n'importe qui, mais les fameux dons qui parsèment vos films les font basculer dans l'onirisme le plus total. Est-ce une manière de faire basculer la réalité dans la fiction ? Pour l'amoindrir peut-être et la rendre acceptable ?
- Les deux ensemble. Ce n'est pas une intention artistique délibérée. Je pense que la vie est pesante, pas si facile que ça. Alors, lorsque je m'attaque à un film, la plupart du temps, j'essaie de sortir ce qu'il y a de meilleur en moi pour aider les spectateurs à s'envoler un peu, à s'évader de la prison réalité, balisée en permanence. J'espère que mes métaphores leur rendent la vie plus facile pendant un moment. C'est mon premier mon seul souhait : parvenir, ne serait-ce qu'une seconde, à changer la vie des gens...
- Vous avez une attirance pour l'eau, l'élément liquide en tout cas (la douche dans "Dolly Bell", le rêve du mariage dans "le temps des gitans", la pluie dans "Arizona dream"), réparatrice, voire salvatrice ?
- Comme je l'ai dit précédemment, j'utilise quelques éléments avec lesquels j'ai envie de jouer. C'est mon point de vue, ce que j'ai vraiment envie de faire. J'ai certains éléments, très proches, que je transporte avec moi. Ainsi, la pluie apparaît dans chacun de mes films et, d'une certaine façon, dans ma vie. Je ne veux pas m'aventurer plus loin.
- Le drame côtoie en permanence la comédie pure et le summum est atteint lors du dîner, dans "Arizona dream", qui culmine par une figure omniprésente dans votre oeuvre : la pendaison ratée (la chasse d'eau dans "Papa", la scène du clocher dans "le temps des gitans", le bas nylon dans "Arizona dream"). Peut-on dire que vos films sont des tragi-comédies ?
- Certainement. J'essaie à chaque fois de réaliser une comédie et j'aboutis en permanence à la tragédie, bien malgré moi. C'est une chose à laquelle je crois. Les purs éléments de la vie s'imposent dans le film et l'influencent, surtout si l'on est dans le cadre de films réalistes. On ne peut pas y échapper. C'est la raison pour laquelle je me sens plus proche de la technique des artisans de tapis que de celle des fabricants de films. Si vous regardez les peintures de Chagall, c'est la même chose, il utilise toujours les mêmes couleurs. Formellement parlant ainsi que substantiellement parlant. Les suicides ratés dont vous parlez procèdent de la même manière. Ils ne sont pas à proprement parler ma "substance" mais relèvent plutôt de mes aspirations formelles. Ils ne sont là que pour exprimer mes problèmes. J'ai la même attitude avec d'autres concepts relatifs à la vie et à son avenir. J'essaie de prendre de la distance, de partir sur mon bateau pour ne plus penser à rien d'autre qu'au vent et à la mer. Lorsque je reviens, les problèmes sont toujours là et la seule solution qui me reste est d'en rire, du moins si je le peux. C'est la vie et il n'y a pas d'autre alternative. La vie humaine est faite d'extrêmes, on passe du rire aux larmes en permanence et on n'y peut rien. J'aimerais rendre la pillule plus facile à avaler grâce à la brillance des couleurs que j'apporte dans mes films.
- Vous arrivez peut-être sans le savoir au but même du cinématographe : faire des films d'auteur doublés d'un sens indéniable du spectacle, dans le noble sens du terme. Etes-vous d'accord là-dessus ?
- Oui ! Je ne me sens pas en accord avec ces films d'auteur prétentieux qui se proclament purs produits de l'art. Je veux néanmoins rester en concordance avec la période dans laquelle je vis et cette période se situe à la fin du siècle. Je ne dis pas que tous ces films "trashy" sont à éviter, mais je ne cherche pas pour autant à être populaire pour être connu ou glorifié. Je cherche à faire quelque chose qui ressemble à une petite boutique ancienne, avec une multitude d'objets "kitsch" que vous pouvez admirer ou acheter. Ces objets sont disparates mais le script est toujours le même. Je crois profondément au thème du kitsch, surtout le kitsch américain qui est le signal qui est le signal le plus puissant émanant de ce pays. Le kitsch me donne l'espoir, me donne envie de combattre CNN. C'est la plus grande fascination que j'aie pour les Etats Unis parce qu'il met en lumière l'ultime sentiment humain de "l'american way of life". J'avoue que je suis impressionné par le pouvoir du kitsch. Je ne parle pas du kitsch politiquement bien sûr, mais de celui de la rue. Le kitsch est entièrement présent dans le personnage joué par Jerry Lewis dans "Arizona dream", version burlesque.
- N'avez-vous pas grandi trop vite ?
- Probablement, et c'est la raison pour laquelle je reviens régulièrement dans la maison de mon enfance, à mes racines, là où sont restées mes plus fortes impulsions. Je vais me resourcer à Sarajevo, dès que j'en ai le temps et la possibilité.
- Quand je pense que vous n'avez que 38 ans. Comment pouvez-vous encore vous améliorer ?
- Il est difficile de répondre à cette question mais je pense qu'il y a toujours des endroits où vous pouvez aller, des chemins à essayer. J'ai maintenant la compétence technique pour réaliser convenablement un film. Plus je vieillis, plus je suis sûr de ne pas avoir fait mon meilleur film. Il y a bien sûr un fossé entre croire à un meilleur film et y parvenir finalement. Mais je suis toujours excité par le jeu du cinéma, même si l'accouchement est toujours douloureux. Je suis un exalté.
- D'où vient cette faculté de "sacraliser" des scènes qui pourraient paraître anodines chez d'autres ?
- Je ne sais pas. C'est sûrement dû à une alchimie entre l'histoire proprement dite et ma façon "casse gueule" de la transcrire, la forme que je lui donne. Dans la plupart des films que je vois, leurs géniteurs mélangent les émotions et les sentiments. Ils fabriquent les sentiments où les émotions, elles, ne sont pas naturelles. Ils ne considèrent pas l'être humain comme capable d'émotion mais comme sentimental, c'est très différent. Les sentiments restent en surface, au niveau de la peau, tandis que les émotions naissent à l'intérieur. C'est ce qu'il y a de plus difficile à expliquer aux gens d'Hollywood. Ils ne comprennent pas du tout cette subtilité. Peut-être est-ce dû également à mon utilisation des métaphores. Par exemple, aussi proche que je sois de la réalité, je tente en permanence d'y échapper. C'est un besoin car les choses semblent merveilleuses (saintes) pour moi, et je n'ai pas forcément la même explication du merveilleux que certains de mes confrères, qui cherchent à en faire à tous prix. J'aimerais établir mon propre monde, avec des métaphores pleines de sens tout en collant en permanence à la réalité à condition d'être capable de s'en échapper à volonté. J'ai aussi un extraordinaire directeur de la photographie qui est capable de rendre chaque scène merveilleuse.
- Parlez-nous de votre adolescence. Viviez-vous sur une colline ?
- Oui ! J'ai grandi sur une colline (Gorica). Une position avantageuse pour apprendre à léviter, pour adopter le point de vue de l'ange. J'ai commencé à faire du cinéma presque par hasard. Pour arrondir mes week-end, j'allais livrer le charbon de chauffage à la cinémathèque locale où étaient projetés de vieux films. C'est là que j'ai découvert "Senso" de Visconti. Je ne l'ai pas vraiment compris mais j'ai senti qu'il se passait quelque chose d'important sur l'écran. Par la suite, "La Strada" de Fellini m'a totalement bouleversé et m'a définitivement convaincu de faire du cinéma. L'âge d'or du cinéma italien m'a offert les bases pour débuter dans ce métier. Ce "néo-réalisme", comme on l'a appelé, a été une source inépuisable pour l'entretien et le développement de ma passion, car il possédait tout ce dont un film a besoin : des émotions puissantes, la possibilité de trouver sa voie à l'intérieur de l'histoire. Le néo-réalisme et le charbon m'ont amené à réaliser mes premiers court-métrages. Pour en revenir à cette colline, la vision de la ville que j'en avais a sûrement influencé l'oeil de ma caméra et favorisé les angles que j'affectionne maintenant.
- De quel milieu social êtes-vous issu ?
- La classe moyenne, la même que dans "Papa est en voyage d'affaires", mais j'ai pu avoir accès au cinéma uniquement parce qu'une de mes tantes habitait à Prague. Grâce à cela, j'ai pu rentrer à l'école du cinéma de Prague, celle de Miloš Forman, une admission très difficile car des élèves du monde entier venaient y étudier. L'avantage de cette école est que nous avions beaucoup de travaux pratiques. J'ai fini ma scolarité avec deux moyens-métrages d'une demi-heure, et deux courts-métrages en poche, en 35mn évidemment. J'ai bénéficié d'un enseignement théorique poussé, riche d'anecdotes mais surtout, et c'est le principal, d'un travail intensif sur le terrain. L'important est de "toucher" le matériau film.
- Le Sheikh dans "Le temps des gitans" est-il un clin d'oeil à Marlon Brando dans "Le Parrain" ?
- Le problème est que, si je vous dis non, vous allez croire que je mens parce que le Sheikh a effectivement un petit air de Brando, mais je ne peux pas répondre oui à cette question. Tout cela relève de l'inconscient. J'ai vu beaucoup de films, notamment ceux de Coppola, et il est possible que j'ai été influencé par certains plus que par d'autres. Tout ce qui n'est pas fait consciemment se retrouve projeté dans l'inconscient et vous ne pouvez vous en rendre compte dans le présent, de même que vous ne pouvez résister à votre inconscient. C'est également un problème pour un cinéaste de voir en permanence ses films décortiqués, analysés. Les films appartiennent au public et non à leur créateur. Chaque spectateur peut et doit avoir sa vision. Nous devons la respecter. Personnellement, je n'ai ni le temps ni l'envie de regarder en arrière, je préfère me concentrer sur le futur.
- Vous aimez les "fausses fins". Vos films rebondissent plusieurs fois avant de s'achever dans le dérisoire, la simplicité. Cela veut-il dire que les grandes histoires sont condamnées à finir banalement ? Ou à ne jamais finir ?
- Je pense que la "fin" est une matière très existentielle, faite de résolutions et de contractions. Elle dépend beaucoup de la construction du film dans son ensemble. Dans certaines fins, aujourd'hui, l'idée est de vérifier et de justifier la logique du film, de résoudre les problèmes. Ainsi chacun peut quitter son fauteuil sans trop d'angoisse, satisfait par le crescendo de l'intensité dramatique. Personnellement, je souhaite finir mes films sur un ton plus dérisoire, proche d'une certaine façon de mes pulsions sexuelles. Je tiens à finir sur une note calme, comme après un acte d'amour violent et passionné. Dans "Arizona dream", le poisson s'en va sur l'Antarctique. Même si cette situation n'est pas très classique pour certains, je la trouve personnellement très ordinaire, proche de la fin d'un western où le héros s'en va une fois sa mission accomplie. Le grand final aurait été de terminer cinq minutes avant, au moment du suicide de Lily Taylor. Je préfère terminer sur une porte ouverte, sur ce jouet kitsch que j'ai construit aux Etats Unis et dont j'ai découvert l'idée dans cette fameuse boutique ancienne, pleine d'idées inanimées qui ne demandaient qu'à prendre vie.
- Vous ne pouvez plus faire marche arrière maintenant. Où comptez-vous aller ?
- Je vais juste quitter la voie que j'ai empruntée il y a quelques années. J'avais laissé un peu de côté ce qui se passait dans mon pays. Grâce ou à cause de mon métier, j'étais devenu imperméable à certaines choses, un peu comme dans un cocon. J'ai envie de m'impliquer à nouveau dans ce qui est encore mon pays. Je veux me reconnecter avec la vie, notamment par les prochains films que je vais réaliser. Je vais certainement m'ancrer un peu plus en France car c'est l'un des pays, avec les Etats-Unis, où l'on peut faire des films dans de bonnes conditions. J'ai d'ailleurs un projet : tourner en français, avec Gérard Depardieu. Ca m'excite de tourner dans cette langue que je ne parle pas. C'est un challenge. La France est le pays qui respecte le plus les auteurs. Vous savez, s'il y a quelque chose de bon dans mes films, ce n'est pas seulement l'équipe mais l'esprit dans lequel ils sont réalisés, et je tiens à conserver cet esprit. Je retournerai sûrement aux USA pour y réaliser "Crime et Châtiment" dans les rues de New York, un peu à la manière d'un reportage, avec ma caméra amateur sous le bras et une équipe réduite.
- Expliquez-nous un peu ce passage à l'âge adulte, toujours douloureux ?
- Je n'explore pas uniquement le passage à l'âge adulte, mais le passage vers nulle part. Je cherche à coincer les gens dans un espace ou un temps dans lesquels ils ne sont pas complètement définis, pas formés. Je tente de capter des périodes bien précises de la vie qui rejoignent mes interrogations personnelles, mes aspirations les plus importantes. Je refuse de voir les choses définitives, je préfère que les choses soient définitivement connectées à un "nulle part", entre un homme et un enfant. C'est là que je me sens le mieux et je pense que c'est valable pour n'importe qui.
- Peut-on vous considérer comme un humaniste ?
- Je le pense, bien que ce soit un mot galvaudé de nos jours. Il est vrai que j'aime les gens, définitivement. Pour moi, la famille possède une dimension mythique dans laquelle vous pouvez insérer le drame à volonté. La famille est le noyau du drame, l'épicentre d'un développement dramatique dans tout art. Dans la plupart des livres que je consulte, si la famille n'est pas toujours au centre de l'action, elle apparaît en filigrane de l'histoire. Même si vous avez un héros solitaire, vous vous demandez à un moment ou un autre quelles sont ses racines, de quelle famille est-il issu ? Dans le pays d'où je viens, la famille occupe la place la plus importante.
- Vos films parlent, entre autres, de la précarité de la vie, d'une manière si forte qu'on a l'impression de la découvrir. Qu'en pensez-vous ?
- Je pense que c'est intimement lié à ma conception du drame. Dans mes films, il est difficile de savoir ce qui va se passer après. Chaque scène fonctionne d'une manière autonome et crée en quelque sorte un sentiment d'insécurité chez le spectateur. Mes films sont parfois difficiles à suivre. Les rebondissements n'apparaissent pas où on les attend, certainement à cause de la précarité dont vous parlez. Mais la vie aussi est précaire. Vous avez beau avoir votre boulot, vos assurances, vous ne savez pas pour autant ce qui va vous arriver demain. Mes films ressemblent à la vie mais ne sont pas assurés. Si vous étudiez leur squelette, vous ne pouvez anticiper sur leur dénouement.
- N'y a-t-il pas une pointe de nihilisme dans "Arizona dream" ?
- Je n'en sais rien. Je présume que chaque œuvre recensée est basée sur la façon dont son auteur a combattu le nihilisme. Je ne veux pas être le cinéaste "démodé" qui réclamerait un affrontement spécial avec le nihilisme, mais je suis contraint, comme tout artiste, de le rencontrer quelquefois. Si j'utilise le nihilisme ou certains de ses aspects, c'est pour mieux le défaire. C'est tout !
- Qu'avez-vous perdu depuis que vous faites du cinéma ? Peut-être l'innocence ?
- Certainement ! On perd l'innocence et bien d'autres choses, mais apparemment, par la grâce de l'art et sa nature, on devient capable de sélectionner les choses les plus importantes et de les remettre en ordre. Ainsi, je perds effectivement mon innocence, mais immédiatement, presque sauvagement, je trouve les ressources pour reconstruire ma vie et la rendre plus forte.
- Pourriez-vous vivre sans tourner ?
- Je ne pense pas, parce qu'à chaque fois que j'essaie de me souvenir d'un moment important de ma vie, il revient toujours par le truchement de mon métier, même s'il n'est pas directement lié au tournage d'un film. Le cinéma m'aide à conserver ma mémoire des choses. Que serait l'homme sans sa mémoire ?
- Il y a également cette chose rare, cette osmose parfaite entre l'image et le son qui décuple l'émotion. Peu de cinéastes l'ont compris, même si certains commencent à considérer la musique à sa juste valeur. Vous êtes né dans la musique, à coup sûr ?
- Oui, j'ai même été guitariste un moment dans un groupe de rock qui s'appelait "Interdit de fumer". Mon dernier film, tout particulièrement, montre quelque chose de très important. On se pose en permanence des questions en travaillant dans l'art. Le pire serait de vouloir accélérer la destruction des formes existantes pour en imposer de nouvelles. Je crois que dans "Le temps des gitans" et dans "Arizona dream", nous avons réussi un mélange des deux : prendre dans l'ancien tout en fouillant dans le moderne. Arrêtons de nous cantonner dans des genres. Il n'y a pas de films musicaux à 100% et des drames à 100%, ni des films policiers à 100%. Il faut se servir des matériaux, utiliser ce qu'il y a de meilleur en eux. La collision de la musique et de l'image sert l'emphase de mes films et chaque partie les rend meilleurs. Je pense qu'ils sont expérimentaux pour cette raison, plus proches de trouvailles technologiques comme le compact-disc en un sens, tout en conservant l'émotion, que du cinéma classique.
- Parlez-nous de ces trois premières œuvres mythiques, "Guernica", "Les jeunes mariées arrivent" et "Buffet Titanic".
- C'est très difficile pour moi, c'est du passé maintenant. Tout ce que je pourrais faire est de vous donner des détails. Il s'agit de la première partie de ma vie dans laquelle je tentais de reproduire ce que j'avais appris en regardant d'autres films. "Guernica" m'a appris à penser uniquement en termes filmiques, pratiques si vous préférez. Les deux autres m'ont aidé à me faire la main. Je ne les renie pas du tout, ils sont très importants pour moi car ils font office de détonateurs. J'étais alors comme un aveugle à la recherche de la lumière. La seule chose que je peux vous dire est que leur style ressemble à mes autres incursions dans le cinéma.
- Quelle est l'influence de votre ville natale dans vos films ?
- Sarajevo est l'une des villes les plus étranges d'Europe : une cité ancienne, où des ethnies de différentes confessions vivent ensemble. Située à la lisière de l'Europe, on pourrait croire qu'elle a un pied en Asie. Dans "la lettre de 1920", Ivo Andrić parle de Sarajevo comme d'une ville qui, dans un espace restreint, réunirait quatre temples : l'église catholique, l'église orthodoxe, la synagogue et la mosquée. Une personne se trouvant sur la place du vieux marché à minuit pourrait entendre les chants de toutes les religions. Ceci est, à mon sens, le plus significatif de l'histoire de Sarajevo et de son éventuelle influence sur mon travail.
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