"Underground - comme un ouragan", interview donnée par Emir Kusturica, parue dans Le Point #1205, hebdomadaire français, le 21 octobre 1995


Une fanfare puissante cueille le spectateur dès la première image d'"Underground ". Enivrante, elle l'entraîne jusqu'au dernier plan. Cette musique tsigane est à la fois la sève et le fil conducteur de l'opéra kusturicien, cette vision d'apocalypse. Elle donne au film d'Emir Kusturica son élan vital, sa pulsion organique, presque sexuelle, semblable au sang qui coule dans les veines des Balkans à l'agonie.

Printemps 1941. Deux amis, Marky et Blako, font les quatre cents coups dans les nuits de Belgrade, prenant leur cuite rituelle à la veille de la chute des premières bombes allemandes sur la ville. Avant les hommes, on verra d'abord mourir les singes du zoo. Tout est dit dans cet éblouissant prologue plein d'alcool, de feu et de sang. Jouissance et douleur, rire et horreur, le dernier tango à Belgrade s'abat comme un ouragan sur l'écran. La virtuosité de la mise en scène n'a d'égale que sa rigueur. Rien de gratuit, rien de complaisant dans ce lever de rideau sur cinquante années d'Histoire, où nous suivrons les tribulations d'un trio infernal. Deux hommes qu'accompagne leur maîtresse commune, une petite actrice qui ne va pas tarder à coucher avec l'occupant, valsent à l'unisson d'un univers en folie. C'est la farce et la tragédie mêlées pour mieux raconter la dérision de l'Histoire.

Marko n'hésite pas longtemps avant de murer Blacky dans les égouts de la ville. La supercherie durera bien au-delà de 1945, tout au long du titisme, dont Marko devient un apparatchik honoré, tout en continuant à simuler la guerre à coups de sirène et de vieilles actualités pour ceux d'en bas. Et puis, un jour, un chimpanzé crève d'un coup de canon le mur du mensonge, ouvrant aux prisonniers les portes d'un monde que certains - nés sous terre - découvrent pour la première fois... Est-ce la lune ou le soleil, cet astre éblouissant qui se lève sur la rivière ?

La poésie de Kusturica est tendre et brutale, nostalgique et douloureuse. " Mentir ou mourir, il faut choisir ", disait Céline. " Underground " montre l'alternative, la mort à l'entrée et à la sortie du tunnel, et le mensonge pour y rester. Mais l'énergie de son film halluciné est telle qu'on n'en sort ni brisé ni abattu. Les fameuses trompettes tsiganes (la musique est toujours signée Goran Bregović) laissent croire à des lendemains meilleurs, comme ces sourires d'enfants que Fellini faisait apparaître sur des plages pour dire que le pire n'était pas inéluctable... Filmé entre Prague, Belgrade, Berlin et Bucarest, " Underground " est un sublime chant funèbre tourné par un homme qui croit encore en l'homme. Vous ne pouvez pas le manquer.


  • Le projet d'" Underground " est-il directement lié à la guerre qui ravage votre pays ?
    • Emir Kusturica : C'est une idée beaucoup plus ancienne, qui vient de la pièce de théâtre qui porte ce titre, écrite par Dušan Kovačević avant la guerre civile, et que nous avons adaptée ensemble. Elle me tenait à coeur depuis longtemps, par sa puissance allégorique et esthétique. Mon but n'était pas de répondre directement aux évènements qui ensanglantent la Bosnie, car je ne crois pas que la mission d'un artiste soit de s'exprimer à chaud sur son époque. D'ailleurs, cette partie-là, la dernière, la scène autour du calvaire, sur la place du village, dure à peine un quart d'heure. Le film commence sur une guerre et s'achève sur une autre, mais il parle d'abord de manipulation, de passion, de jalousie, de violence et de trahison. Il montre comment deux amis peuvent se mentir, et comment l'un peut tenir l'autre enfermé, à l'écart du monde, pendant longtemps. C'est en gros ce qu'a fait Tito avec les Yougoslaves pendant trente ans. La guerre, les guerres, ne sont que le cadre, le contour de l'ensemble...
  • Vous avez connu le chaud et le froid à Cannes, avec la Palme d'or, mais aussi des critiques très sévères. Vous attendiez-vous à cette polémique ?
    • Je m'attendais à des attaques, mais pas forcément à celles que j'ai subies. Je ne sais pas si ceux qui ont écrit tous ces articles - certains sans même avoir vu le film - savent combien je suis hanté par le doute à chaque instant d'un tournage - le processus de la création repose d'ailleurs sur le doute permanent, alors, lire que je suis un imposteur ou un exhibitionniste, que sais-je encore... Quant aux critiques plus politiques, qui taxent mon film de proserbe et moi de partisan de Milošević, je ne peux les admettre. " Underground " est un pamphlet ironique contre toutes les propagandes, d'où qu'elles viennent...
  • N'y a-t-il pas, pourtant, des plans ambigus, comme celui de la fin ? N'y a-t-il pas de la provocation de votre part quand vous allez présenter le film en projection officielle à Belgrade ?
    • L'image de la terre qui s'ouvre, de cet îlot qui part à la dérive, c'est le symbole de la secousse tectonique qui vient de sonner le glas de la Yougoslavie. Je ne vise ni les Croates ni les Serbes. Je montre la paix qui s'en va. Quant à la projection à Belgrade, n'oubliez pas deux ou trois choses. D'abord, j'ai tourné le film dans cette ville, et je trouvais normal de le montrer à ses habitants. Ensuite, je suis toujours citoyen yougoslave, et j'ai conservé mon vieux passeport, même si tout cela n'a plus de sens aujourd'hui. J'ai été longtemps heureux dans ce pays qui a été merveilleux, dans cette ville de Saravejo où j'ai vécu jusqu'à 18 ans, et qui était le symbole d'une culture pluriethnique, plurireligieuse, ouverte à toutes les croyances. Nous ne revivrons jamais ces moments magiques. Peut-être une nouvelle paix se construira-t-elle un jour, mais elle ne ressuscitera pas ce passé hérité de l'Europe du xixe siècle... Je voudrais vous faire comprendre qu'" Underground " est un film profondément et sincèrement humaniste, dont les racines appartiennent à mon histoire, à celle de ma famille, de mon père mort en luttant contre les nazis, et à celle des Balkans. J'ai fait une oeuvre personnelle, viscérale, sentimentale sur une région volcanique, explosive, mais aussi pleine d'énergie vitale. Alors, si je suis " politiquement incorrect ", tant pis, ou plutôt tant mieux, car j'espère le rester jusqu'à ma mort, pour sauvegarder mon indépendance et ma liberté contre les cénacles et les terrorismes, intellectuels ou pas...
  • Lequel de vos films préférez-vous ?
    • Le premier, " Te souviens-tu de Dolly Bell ? ", car il avait une innocence, une fraîcheur naïve que je ne retrouverai jamais...


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