Interview réalisée par Anthony Kaufman pour le site internet américain indieWire pour la sortie du film "Chat noir, chat blanc" aux Etats-Unis, le 9 septembre 1999.


"Quand on fait des films comme les miens, il faut investir tout ce qui est en soi", nous dit le célèbre réalisateur yougoslave Emir Kusturica. "Et il faut le faire comme un fou." Si vous faites partie des chanceux qui ont vu son dernier film, "Underground", palme d'Or à Cannes, vous saurez ce qu'il veut dire : 50 ans d'histoire de la Yougoslavie emballé dans 3 heures où éclatent chansons, danses, boisson et carnage. Le talent de Kusturica pour les histoires excitantes at fait de cet auteur Bosniaque un des réalisateurs les plus primés au monde. (Il est l'un des trois réalisateurs à avoir gagné deux fois la plus haute distinction de Cannes). Le dernier film de Kusturica est son film le plus fou, le plus coloré et le plus apolitique jusqu'ici, "Chat Noir, Chat Blanc", une histoire de pommés, de familles rivales gitanes, plein de musique, de mariages, de vie et de mort. Après la sortie retardée plusieus fois du film aux Etats-Unis (très probablement en raison des problèmes actuels des Balkans), "Chat Noir, Chat Blanc" sort finalement ce vendredi. Kusturica a pris un peu de temps avec indieWIRE pour une entrevue détaillée pendant sa visite au festival du film de New York l'année dernière, pour parler de sa dévotion totale et folle au cinéma, sa mise en scène sofistiquée, de l'importance de l'endroit et du kitsch.

  • indieWIRE : Comment vous impliquez-vous dans la production et le business de vos films ?
    • Emir Kusturica : La raison pour laquelle je suis encore vivant, c'est probablement parce que je ne l'ai jamais fait. En y réfléchissant, pourquoi tout ces films gagnent des prix et sont diffusés partout ? Je pense que c'est parce que je ne pensais jamais à la production, ce qui aurait signifié certaines limites, comme penser au financement ou à d'autres problèmes. Et alors j'aurais perdu le combat pour la qualité du film. Ainsi je ne serais pas un bon producteur. Je prendrais plutôt quelqu'un d'autre.
  • Les derniers films que vous avez faits ont été de très grands projets. "Chat Noir, Chat Blanc" semble une production énorme.
    • Seulement 4,5 millions de dollars. J'ai eu de plus gros budgets pour "Arizona Dream" et "Underground". Celui-ci semble plus riche. Le plus important consistait à trouver un bel endroit avec du magnétisme, et de filmer le jour entre 11h et 15h, l'après-midi, quand le soleil est là. C'est probablement le "truc" que nous avons trouvé. Et puis ensuite tout que vous mettez dans le cadre aura l'air beaucoup plus riche et plus grand qu'il n'est réellement, ce qui est la nature du film.
  • Beaucoup de scènes font appel à des mouvements très compliqués de la caméra, des rotations, des angles particuliers ?
    • Toujours, en effet. Je suis juste un chieur ! Je le fais toujours plus que je ne peux le supporter à l'instant donné et je me bats toujours pour cela. En fait, je crois profondément que le fond, le milieu, et le premier plan sont tout aussi importants. La majeure partie de l'industrie contemporaine du cinéma le pense également, mais ils font toujours ces gros plans... Je ne pense pas comme ça. C'est probablement pourquoi mes films ressemblent plus à des documentaires, tout en étant visuellement équilibrés. C'est pour cela vous voyez une telle différence. L'utilisation de grands angles signifie que vous devez vraiment élargir votre horizon et orchestrer beaucoup de choses en même temps. Quand j'étais étudiant que je regardais Leonardo DaVinci et tous ces peintres italiens, néerlandais ou autres, il est incroyable de constater comment chaque morceau de peinture s'adapte au thème principal qu'elles veulent exprimer. Mon combat vient probablement de là, mon combat désespéré pour intégrer les détails dans la scène entière.
  • Y avait-il parfois pendant "Chat Noir, Chat Blanc" des moments où vous perdiez ces combats ?
    • C'est incroyable, parce que si vous voulez le faire comme cela, même si cela ne semble pas compliqué, vous devez engager des gitans par tous les moyens possibles. Parfois, vous devez le faire comme Madeleine Albright le fait tout autour du monde. Un jour, je menace les gitans, l'autre jour, j'étais leur meilleur ami. Pour diriger toutes ces choses, il ne faut pas nécessairement être doué, il vaut mieux être courageux, et pour leur faire faire ce que vous désirez - même s'ils n'en ont pas envie. C'est également le genre du cinéma d'auteur qui n'existe plus. Dans mon cas, parce que c'est un terrain hors de la vue des studios, je peux financer et encore trouver l'argent pour faire ces types de films qui ont une élégance d'expression dans ce qui se produit devant l'objectif, et ont en même temps un goût du cinéma différent.
  • Vous avez du vous battre pour avoir plus d'argent ou plus de temps ?
    • Cette fois, non. Même pour l'Europe, c'est un petit budget. Ils n'ont pas été extrêmement intéressés, et ils m'ont laissé y aller, parce que nous avons filmé longtemps. Quand le film s'est arrêté, nous avons continué. Il y a eu un mois et demi de pluie, pour un film censé être filmé en extérieurs à 75%, nous l'avons donc arrêté et puis repris l'année suivante. Et terminé sans autre interruption.
  • Parlez nous de l'équilibre entre l'approche documentaire que vous mentionniez, et le côté surrealiste de votre travail ?
    • C'est très difficile de le faire, il s'agit de quelque chose qui réunit des modèles esthétiques différents, comme Jean Renoir, et en même temps, l'endroit où le néorealisme italien avait découvert les mouvements spontanés et une nouvelle façon de jouer. Ainsi, c'est presque impossible, mais dans les films c'est parfois possible, pour garder de la longueur, de l'élégance, et du mouvement qui vous rappelle le passé et en même temps, pour avoir le cadre extrêmement rempli. Cela devient incroyablement difficile. Chaque scène choisie doit se fondre dans cette idée. L'élégance est prédéterminée par les endroits que nous avons trouvés, l'incroyable profondeur les couleurs admirables de ces endroits. Et dans ce fond, vous pouvez mettre et intégrer le mouvement et les acteurs de la manière que vous voulez. La poésie, dans tout ceci, c'est principalement le jeu du kitsch, de ce mouvement incroyable des éléments locaux, les oies, les canards, les chiens, le minimum étant de ne jamais perdre le rythme de la vie - vous voyez ce que je veux dire ?
  • "Chat Noir, Chat Blanc", en particulier, garde son élan tout au long du film. Comment avez-vous réalisé ceci ?
    • C'est surtout grâce à l'environnement. Si l'espace est rempli de signaux, on peut le faire. C'est pourquoi je veux être entouré dans chaque film par les éléments avec lesquels j'aime travailler. Ainsi je pourrais envisager de prendre n'importe lequel de ceux là. Et d'en faire la base du film, vif et fort. Si on me proposait de faire un film dans un château au milieu de la France, je ne saurais pas le faire. On aime tous aller dans un endroit où on se sent à l'aise pour travailler de la meilleure manière. Dans chacun de mes films, si vous regardez les histoires, vous noterez qu'après les 15 premières minutes, le film pourrait tomber en morceaux. Même toutes les dix minutes, vous pouvez perdez le fil. Par contre, si vous réussissez à recoller les morceaux, alors le film semble spontané et ressemble au vrai cinéma.
  • Les gitans ont-ils un script à eux ?
    • Nous avons fait un script, mais le problème est que ces personnes ne savent pas lire. Ainsi on doit leur donner un baladeur et leur faire apprendre le dialogue par l'écoute. L'avantage de la langue gitane, quoique je ne la comprenne pas très bien, est qu'elle a une mélodie parfaite. Ainsi si vous faites un film à ma façon, la langue est juste une partie de la mélodie. Tout s'orchestre de l'intérieur, et la langue suit la logique de l'action, et ce n'est jamais comme c'était écrit. La langue pour eux n'est pas un moyen de communication bien établi avec lequel échangez des informations nécessaires, non, pour eux, c'est plus un chant.
  • Et leur musique ?
    • La musique est vraiment incroyable. Elle fonctionne avec un rythme très particulier, mais en même temps, ses mélodies sont très éclectiques. Parfois, vous pouvez détecter des riffs de groupe de rock à l'intérieur. Et la musique qu'ils jouent, c'est la musique qu'ils jouent tous les jours. Tous les jours pendant une vingtaine d'années, ils vivent dans des mariages et des fêtes, à tel point qu'ils ont un ou deux jours de libres pendant la semaine. Et ils se déplacent d'un endroit à l'autre, en écoutant d'autres morceaux, en intégrant d'autres chansons, librement - ils n'ont jamais le sentiment du vol.
  • Vos relations avec la compagnie française de production CIBY 2000, qui maintenant n'existe plus ? Comment obtenez-vous de financement maintenant ?
    • Il y en a d'autres en France, toutes impatientes de travailler avec moi. J'ai l'idée que je pourrais financer un film sur mon seul nom, je pourrais trouver 5 ou 6 millions de dollars. Ce qui est quelque chose de très intéressant. Que vous pouvez vous établir pour toute votre vie et financer 5-6 millions sans problème. J'ai beaucoup d'acteurs qui sont intéressés par travailler avec moi, et dont le nom pourrait apporter d'autres millions. Mais je suis très bien comme ça. La partie la plus difficile des films ça doit toujours être de les faire. Peut-être, vous pourriez faire succès mondial, mais alors le grand problème : que faire après et comment maintenir l'instinct que j'ai au sujet des films. Quand je ferme mes yeux je vois exactement comment on est censé le regarder. Et je me bats pour ça. Ce n'est pas facile. Avec ce genre montages compliqués, et sans assistant réalisateur... je ne vois personne d'autre qui pourrait le faire.
  • Y a-t-il des moments où l'image dans votre tête ne correspond pas avec celle que vous filmez ?
    • Ouais, ouais. Tout ce que vous voyez dans le film ne l'est jamais à 100%, il y a de petits détails, mais 85% de ce que vous voyez est produit par ce putain de cerveau. Ainsi, plus je vieillis, plus j'ai d'expérience, et plus je réalise que le film provient de la musicalité. Puisque vous mettez d'abord les choses en boîte et plus tard, vous montez, mais en fait vous montez déjà pendant que vous filmez. Cela dépend de la façon dont votre oreille prévoit là où certaines choses doivent être placées pour que l'ensemble fonctionne. La chose importante pour moi c'est de dépeindre l'émotion d'une manière élégante. C'est le but de chaque plan. Si le film n'est pas émouvant, alors il reste au niveau superficiel.
  • Pourriez-vous créer vos images avec juste $100.000 et une caméra numérique ?
    • Oui. Je n'en ferais pas un problème. En fait, j'ai acheté une, avec 3 puces. Une numérique, c'est pas mal. En fait, ça pourrait bien se produire. Allez juste un film comme ça. Facile, avec un petit groupe de personnes, et on y va...
  • Combien de temps à l'avance vous préparez-vous avec votre équipe pour ces plans avec des déplacement compliqués ?
    • Pas très longtemps. Ils sont au courant, mais ils ne préparent pas grand chose - ce qui est le problème avec la politique. Le cinéma est trop démocratique. Ils en savent trop. Ils savent certaines choses, mais les meilleures choses sont celles qui se produisent par réaction à la situation, la nuit avant, le matin même, c'est comme cela que se font les films. Il y a des scènes que nous préparons, mais au plus vous préparez, au mieux elle se déroule, je suis sûre qu'elle va... Par exemple, la scène d'ouverture, je l'ai filmée trois fois. Chaque fois que, géométriquement, tout était très bien, mais à cause de petits détails, la manière dont je suis le bateau, etc., tout cela n'était pas bon. C'était bon, mais ça ne donnait pas l'impression que l'ensemble ait une force et un impact émotif. C'est vraiment un problème, parce que si vous ne l'obtenez pas tout de suite, aucun montage, aucune post-production ne pourrait aider. Puisque vous n'obtenez que ce qu'il y a dans le cadre.
  • Je suis toujours frappé par la façon que vous avez à rester spontané avec ces installations complexes.
    • La fabrication des films est un travail dangereux. Puisque, en faisant des films, vous êtes toujours celui qui se tient au centre de l'univers. Et si vous êtes assez doué pour voir l'espace, réduit à certains objectifs, vous pouvez maximiser l'idée initiale avant qu'elle ne soit dévaluée par le processus pour l'obtenir à l'écran. Et puis surtout, ce qui est le plus beau dans le cinéma est toujours un jeu. C'est une question de folie. Vous prenez chaque cadre comme un combat pour le destin dans lequel chaque rayon de lumière ou d'obscurité qui vient doit être commandé comme un fou. Et si vous comptez combien de plans comme ceux-là vous avez, et combien d'aspects de la vie et de l'art vous devez réaliser, c'est vraiment fou. C'est de la dévotion. C'est de la dévotion totale.


Anthony Kaufman


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"Le réalisateur qu'ils ne pouvaient pas écraser". Interview réalisée par Graham Fuller, septembre 1999.


La comédie tsigane, bruyante, et malicieuse d’Emir Kusturica, Chat Noir Chat Blanc, est son film le plus rempli de vie à ce jour.
Aussi prenant qu'un film puisse l’être, le magnifiquement délabré Chat noir chat blanc d’Emir Kusturica est non seulement la suite comique à la période du réalisme magique du chef d'œuvre du réalisateur Sarajevin de quarante-quatre ans Le Temps des Gitans (1989) mais aussi un manifeste super-énergique et apolitique contre ceux qui ont critiqué Underground (1995) - Palme d’Or - comme étant de la propagande pro-Serbe. Filmé sur le Danube par Kusturica en 1997 après qu'il soit revenu sur sa décision d’arrêter le cinéma après la polémique Underground, en forme d’hommage à Fellini et à ses tsiganes bien-aimés, il s’agit de l’histoire de deux familles rivales, d'un mariage arrangé, et d’une histoire amour naissante. On y croise un train détourné, un porc dévorant une voiture abandonnée, un bandit sniffeur de coke porté sur la techno balkanique folle, une chanteuse qui retire des clous plantés dans une poutre avec son postérieur, un mariage qui surclasse les chasseurs de cerfs, une bande d'oies omniprésente, et une réalisation parmi les plus fluides et les plus inventives que vous ayez jamais vue ; le film sort ce mois-ci. J’ai rencontré ce réalisateur « bigger than life » en Italie, alors qu’il était en tournée avec le No Smoking, le groupe d’agit-rock de son batteur de fils.

  • Graham Fuller : Maintenant que Chat Noir Chat Blanc sort après la guerre gu Kosovo, alors qu’il aurait du sortir pendant, on ressent comme un optimisme jusqu’au-boutiste. Est-ce que ça vous correspond bien?
    • Emir Kusturica : Oui. Même dans Underground, qui est un film beaucoup plus historique et politique, vous avez une idée de ce que j'ai voulu souligner dans Chat noir, chat blanc – principalement la nature hédoniste des habitants de Yougoslavie. Avec Chat noir, chat blanc, j'ai voulu faire un autre film au sujet du caractère du peuple avec lequel j'ai passé la majeure partie de mon temps avec quand j'étais un enfant. J'ai grandi dans une famille de classe moyenne près du quartier où les gitans vivaient [à Sarajevo], et j’ai toujours adoré leur notion de liberté, la façon dont ils acceptent la vie, leurs liens directs à la joie, et leur force et optimisme. Les gitans ont une très mauvaise position dans la société parce que chaque enculé de classe moyenne aime avoir quelqu'un en dessous de lui. Si vous allez dans le quartier de Skopje en Macédoine où les gitans vivent, vous trouverez beaucoup de gens qui les détestent et qui ne veulent rien d’autre que d'être un cran au-dessus d'eux. Je pense que cette mentalité du « un-cran-au-dessus » est une bonne partie du racisme que vous voyez partout en Europe. A chaque fois, dans l'histoire de l'Europe, quand des gitans ont été visés, cela voulait dire que nous entrions dans une nouvelle ère où les sentiments totalitaires montaient.

  • Est-ce que pour vous, la culture gitane est une sorte d’utopie en comparaison des autres sensibilités balkaniques ?
    • Oui, et le monde a besoin d'utopies, parce que sans eux nous allons manquer d’énergie et mourir très bientôt. Les gitans n'ont jamais fait souffrir des gens d'autres pays, et c'est un non-sens de dire qu'ils auraient collaboré avec les Serbes. Depuis qu'ils sont venus en Europe, il y a six siècles, ils ont survécu sans utiliser d’instruments de guerre, ce que presque chaque nation européenne a fait. Il reste environ sept millions de gitans dans le monde, ce qui est plutôt un grand nombre étant donné ce qui leur est arrivé [lors de l’Holocauste]. Mais ils sont un peuple qui croit dans la beauté, le peuplement, qui joue une musique fantastique, et ils ont prouvé qu'il y avait beaucoup de manières possibles de vivre et de s'organiser. Je n'idéalise pas l'existence de ces gitans qui vivent dans des conditions incroyablement mauvaises à Rome et à Turin, mais vous savez, j’ai quand même rencontré des gitans heureux.

  • Est-ce que vous êtes proches des Gitans aussi parce qu’il n’ont pas de patrie, ce qui, en un certain sens, est un peu comme vous?
    • Je ressens cela très étroitement. L'autre jour j'ai donné une interview à la télévision portugaise dans une voiture et j'ai découvert que j’étais plus lucide quand le paysage se déplaçait. Je suis un homme sans pays, voyageant entre Paris, New York, Belgrade et le Monténégro. Mes racines sont en Herzégovine, mais je me moque de la nationalité. Je m’intéresse à des valeurs plus élevées dans la vie humaine.

  • Pouvez vous nous parler de l’influence de Fellini dans votre façon de filmer ?
    • Quelque chose dont je suis fier est la découverte de la façon dont ce type faisait ses films, et que je peux faire mienne de la même manière. J'utilise ces petits trucs, comme un magicien qui voit un cirque et va dans un autre pour travailler. Si tout va bien, dans mes films vous pouvez vous prendre de passion pour chaque personnage que vous rencontrez, comme on le fait chez Fellini. Il y a également cette architecture incroyable qu'il a créée dans ses scènes et son genre de vision de la vie méditerranéenne et païenne. Voilà mes influences principales.

  • Dans Underground, vous aviez une fanfare qui courait derrière le héros, comme une sorte de chorale grecque déjantée. Dans Chat Noir Chat Blanc, c’est un troupeau d’oies. Pourquoi des oies ?
    • Dans la mythologie gitane, les oies sont les animaux qui ont transporté les gitans dans les airs, au-dessus de l'océan jusqu’en Europe, ce que je trouve très beau. Les oies sont si élégantes et, d’une certaine façon, si intelligentes qu'entre une et beaucoup d'oies il y a harmonie incroyable ; de plus, elles apportent beaucoup de dynamisme à une scène. C’est un peu comme une couleur que vous devez apporter à une peinture de temps en temps - mes films ne sont pas simplement basés sur la nécessité commerciale de raconter une histoire. J'aime répéter ce genre de couleurs ou de motifs parce qu'ils me plaisent.

  • La fin de Chat noir chat blanc fait echo au final d’Underground lorsque les personages principaux – qui meurent puis ressuscitent – se mettent à dériver sur les bords du fleuve qui se sépare de la terre ferme. S’agissait-il d’une sorte de souhait de séparation de la Yougoslavie unifiée du reste de l’Europe?
    • Il n’y a pas de strict parallèle – j’ai simplement un sentiment primaire à propos des pays déchirés. Art brisé, pays déchiré – en réfléchissant à tout cela, il y a bien plus qui a été créé que ce que je pensais au départ. L’endroit où l’on a tourné le plan avec l’île dans Underground est situé à un kilomètre de là où l’on a tourné Chat Noir Chat Blanc, c’est l’un des plus beaux endroits du Danube. Il y a une fin tragique dans Underground, mais dans Chat Noir Chat Blanc, j’ai voulu revenir à ce qui serait une source naturelle qui régénèrerait une certaine puissance que la nation possède, même si le film parle de Gitans.

  • Il y a beaucoup de confusion à propos de vos positions politiques. Est-ce que vous souhaitez les clarifier ?
    • Ecoutez, je n’ai aucun problème avec mes positions politiques. Quand la Yougoslavie a été détruite, j’ai autant accusé nos leaders nationalistes que les leaders européens. Mais si vous ne criiez pas de slogans contre [le president serbe Slobodan] Milošević dès qu’il se montrait, ça suffisait à vous taxer de pro-Milošević. A partir du moment où vous ne séparez pas instantanément ce qui est perçu comme bon ou comme mauvais – ce qui est quelque chose que je pense être possible – vous êtes considéré comme étant aligné d’un côté ou de l’autre. Mais il ne faut pas justifier sa position parceque dans ce cas, cela devient un processus sans fin. C’est pourquoi il y a un tas d’histoires différentes sur moi. Dès ma jeunesse, je me suis opposé aux courants majoritaires. Mais je ne me suis jamais érigé, comme j’ai pu le lire ici ou là en Europe, contre l’humanité. J’ai toujours voulu voir mon pays, les événements qui en découlent, et la planète entière, dans leur pleine complexité, non pas de la perspective idéologique dont notre peuple a été nourri pendant la période communiste, ce qui, en toute honnêteté, a introduit la tragédie dans mon pays..

  • Pensez vous évoquer la tragédie yougoslave dans un autre projet de film?
    • Après Underground, je me suis senti comme une victime de l’anathème des medias européens parcequ’on m’a accuse d’être la chose même contre laquelle je me battais dans mon film. Mais je pense à faire un film qui commencerait par les bombardements de Sarajevo et se terminerait par l’OTAN bombardant la Serbie. C’est l’idée que la naissance d’une guerre about it à la naissance d’une autre. Comme dans Underground, je placerai tout dans le meme cadre, même si pour un artiste, être politiquement clair – c’est très difficile. Par exemple, je soutiens fortement [Milo] Djukanovic [le président du Monténégro, de tendance indépendantiste, opposant à Milošević], mais cela ne veut pas dire que j’accepte aveuglément tout ce qu’il dit. Personellement, je veux juste essayer de garder les yeux ouverts, de garder ma vision, que je pense être plutôt solide, et de rester en bonne santé mentale.

  • Avez-vous terminé votre dernière performance en tant qu’acteur [dans le film de Patrice Leconte La Veuve de Saint-Pierre]?
    • Oui. Et je serai probablement choqué quand je verrai ma tête parler sur le grand écran. [rires]


Graham Fuller, traduction Matthieu Dhennin


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"Totalement contre-productifs" Interview donnée par Emir Kusturica au magazine français L'Express (1er avril 1999).


Né à Sarajevo, le cinéaste bosniaque Emir Kusturica a décroché, en 1995, à Cannes, sa deuxième palme d'or pour Underground - évocation inventive, tonitruante et controversée des convulsions yougoslaves. A ses yeux, l'Occident fait fausse route

  • Que vous inspirent les raids sur la Yougoslavie et le calvaire des Kosovars ?
    • Ma mère vit au Monténégro. Mon fils, à Belgrade. Tous les soirs, il rejoint les abris pour la nuit. Je juge ces bombardements totalement irrationnels, injustifiables. Ils n'apporteront rien à personne. Et surtout pas aux civils albanais. Que fuient d'ailleurs les colonnes de réfugiés ? Les exactions ou les bombes de l'Otan ? Le recours à la force armée ne résout rien. Pas plus celle de l'Otan que celle de Milošević. S'il est bien le dictateur que l'on dénonce, si ses méfaits sont avérés, il est ridicule d'agir comme lui. Un bombardement n'a jamais réglé aucun problème.
  • Les raids servent-ils le régime ?
    • A l'évidence, oui. L'action des alliés a pour effet de renforcer l'assise politique de Milošević, y compris parmi ses opposants les plus déterminés. Mes amis belgradois m'affirment qu'en cas d'élection demain il raflerait 100% des voix. Je ne me ferai jamais son avocat, au contraire. Mais il faut se rendre à l'évidence : l'attitude de l'Occident est terriblement contre-productive. Qu'advient-il dans un tel contexte de ceux qui, face à Belgrade, luttent pour le changement démocratique? Voyez le président du Monténégro, Milo Djukanovic, un ami proche dont je soutiens le combat. Que va-t-il lui arriver? Que devient son projet politique ?
  • Y a-t-il une issue pacifique ?
    • Je l'ignore. Le problème ne date pas d'hier. Il ne sera pas résolu demain. Mais la solution passe sans doute par une conférence des Etats balkaniques, sous super- vision internationale.
  • Cette crise cause-t-elle une fracture entre l'opinion serbe et l'Occident ?
    • Le divorce est déjà consommé. J'ai été très étonné par l'ampleur des manifestations anti-Otan du week-end dernier. Cela signifie simplement que les gens, à l'intérieur comme à l'extérieur de la Yougoslavie, veulent avant tout la paix.

Interview donnée par Emir Kusturica à l'occasion de la sortie de son film "Chat noir, chat blanc" à Cologne, fin Janvier 1999, et publiée dans la revue Novo (mars-avril 1999).


Interview menée par Zarko Radakovic, traduite de l'allemand par Martine Haas.



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